Une famille, ce sont des liens imprécis et indéfinissables, des transmissions parfois occultes, un monde en marge… et dans cet étrange écosystème, se côtoient des êtres dont parfois rien ne saurait justifier la proximité, en dehors de ces quelques liens de sang ou de papier. Et puis il y a l’histoire. Une famille existe, persiste, dans et par son histoire, consignant les heures et les générations dans le grand livre des ans, comme autant de preuves de légitimité à compter dans sa propre époque. Dans ce registre mémoriel, quelques béances, des secrets parfois qu’Adèle Yon a décidé de déterrer avec la sortie de son premier livre « Mon vrai nom est Elizabeth » aux éditions du Sous-sol : un livre qui réhabilite son arrière-grand-mère injustement réduite au silence, un texte qui répare et célèbre la sororité intergénérationnelle.
Le secret de famille d’Adèle Yon
Adèle Yon, jeune écrivaine, normalienne chercheuse en études cinématographiques et désormais cheffe de cuisine, a dans son premier livre, « Mon vrai nom est Elizabeth », récolté toutes les incohérences, tous les silences de sa propre famille pour rendre à son arrière-grand-mère, Betsy, une humanité qui lui fut confisquée par ses proches, par faiblesse ou compromission, et mettre à jour un secret qui la hantait depuis des années.
Au lendemain du suicide minutieusement préparé de son grand-oncle Louis, créateur du Minitel Rose, et au sortir d’une histoire d’amour complexe, l’autrice est victime de crises d’angoisse. Elle se pose des questions sur sa santé mentale et décide donc de se plonger dans l’histoire chaotique de sa famille et plus particulièrement celle de son arrière-grand-mère paternelle. L’existence de celle que l’on réduit toujours à un diminutif enfantin (Betsy pour Elisabeth) est sans aucun doute à l’origine des souffrances, des malaises latents de cette famille que le destin semble frapper sans vergogne de drames inexplicables.
Le spectre de la folie, la psychiatrie et ses dérives
« Betsy… Je sais qu’à l’instant où j’aurais tiré ce nom du silence, avec ce geste sec du scaphandrier tirant sur le câble qui le relie à la surface… quelque chose sera différent »
Adèle Yon
Au fil de son enquête, Adèle découvre que presque toutes les femmes de sa famille sont passées par ce même questionnement sur leur état psychique. Elle fouille avec pugnacité dans les méandres mémoriels de ses oncles, tantes, cousines. L’étau se resserre toujours plus autour du cas de Betsy…. S’en suit une confrontation directe avec cette femme considérée comme folle, traitée comme une folle et victime des dérives de cette psychiatrie du 20ème siècle totalement balbutiante et inadaptée…à maints égards, inhumaine.
Betsy, Elisabeth, brillante jeune-femme au tempérament de feu, se marie tôt à un polytechnicien, son « André chéri ». Celui à qui elle envoyait des lettres incroyables pendant la guerre, rêvant de bonheur partagé mais aussi déjà, d’une certaine liberté dont les femmes de son milieu n’ont, à l’époque, pas le droit de s’adonner. On la prend pour une caractérielle, elle est en fait certainement d’une grande émancipation.
Mais André et son entourage sont, eux, d’une autorité prégnante. Enchaînant les grossesses et sans doute quelques dépressions post-partum, Betsy est très lunatique, commence à gêner, à déranger la vie bien rangée de sa famille de ses comportements anarchiques. Elle devient une non-personne, diagnostiquée schizophrène, subissant électrochocs, comas provoqués…on ira jusqu’à la lobotomiser (sans doute l’une des premières lobotomies en France) et à l’enfermer en hôpital psychiatrique pendant 17 ans.
Jamais elle n’aura pu donner son consentement à tous ces actes médicaux barbares… tributaire infortunée des pulsions autoritaires des hommes de sa famille.
Des silences coupables…
« Je peux comprendre, que le silence protège et que c’est mettre en danger leur équilibre, qui parfois est fragile, que de réveiller des choses qui sont aussi douloureuses… »
Adèle yon
Dans cette famille bourgeoise où l’on préfère ne jamais faire état des choses, garder sous cloche les écueils de la vie, quitte à en provoquer d’autres sur des générations, Adèle Yon bouscule et conscientise enfin le drame de son arrière-grand-mère et d’une certaine manière, rompt avec cette quasi-malédiction héréditaire dont elle se pensait victime, en objectivant les faits.
Entre interviews, rapports médicaux, correspondances entre les membres de la famille et présentation de faits historiques, « Mon vrai nom est Elisabeth », fruit de l’obstination admirable d’Adèle à démêler des décennies de dénis familiaux, est à la fois un récit auto-biographique intime et cette enquête passionnante aux ramifications et incidences multiples. On les suit avec curiosité et admiration. Une histoire de femmes et de sororité intergénérationnelle. Une histoire de réhabilitation aussi.
« Mon vrai nom est Elisabeth » Adèle Yon, Editions du Sous-sol
