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Anne Depetrini : « Notre société ne serait-elle pas une machine à fabriquer des femmes sous emprise ? »

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Dans son premier roman « Tous les moments », Anne Depetrini explore la manière dont une relation d’amour peut se transformer en lien d’emprise, insidieux, lent, presque imperceptible. Le roman suit une femme qui tente de recoller les morceaux d’elle-même, éparpillés dans une histoire qui, sous couvert de passion, l’a lentement vidée de sa substance. À travers une narration fragmentée, faite de souvenirs, de silences et de lucidité retrouvée, l’autrice donne voix à ce que tant de femmes vivent sans toujours pouvoir le nommer : la dépossession de soi, le doute installé par l’autre, le brouillage constant entre amour et domination. Un texte pudique qui dit aussi la lente reprise de pouvoir sur sa propre vie. Un roman sur l’emprise, oui — mais surtout sur ce qu’il faut de détermination pour en sortir. Rencontre avec l’autrice.

crédits photos Anne Depetrini – Céline Nieszawer ©Flammarion

Anne Depetrini, quelle est la place de l’écriture dans ta vie ?

L’écriture a toujours été mon socle. J’écris des débuts d’histoires depuis que je sais tenir un stylo, sans volonté artistique. J’ai été enfant unique, j’ai beaucoup lu car je n’avais rien d’autres à faire ! Et j’ai assez vite compris qu’écrire était une façon de me faire du bien.

Ton livre traite de la thématique de l’emprise au sein d’un couple : as-tu personnellement été concernée par ce sujet ?

Mon livre est une fiction, c’est important pour moi de le rappeler car mon premier livre était autobiographique, et pour celui-ci, je me suis autorisée à sortir de ce qui partait de moi : l’emprise ne m’est pas arrivée dans la vie, même si j’ai pu observer ses mécanismes à l’œuvre dans des couples proches de moi. Elle m’a toujours interrogée, même fascinée : qu’est-ce qui se met en place dans une relation d’emprise ?

La société telle qu’elle est aujourd’hui ne serait-elle pas une machine à fabriquer des petites filles et des femmes possiblement sous emprise ?

Anne Depetrini

Je sais que ce n’est pas une épidémie mais le fait de brider notre spontanéité en tant que petite fille puis adolescente et femme, de nous tenir sous contrôle, de nous faire comprendre qu’on existe qu’au travers du regard des hommes, qu’on n’est pas complète tant qu’on n’a pas un homme à nos cotés… ne fait-il pas de nous des candidates privilégiées à l’emprise ?

Anne Depetrini

J’ai le sentiment que les femmes de ma génération ont ingéré ces injonctions sans les questionner : comme si ces comportements qu’on exigeait de nous relevaient de la nature des choses. A l’inverse, j’ai deux filles adolescentes qui questionnent notre société patriarcale et quand je leur raconte ce que j’ai pu vivre – la misogynie, le paternalisme notamment dans le travail – elle me répondent « Mais tu étais ok avec ça ? » Et je leur avoue que je ne me posais même pas la question.

Avec ce livre, je voulais remonter aux sources de l’emprise : ce sont toutes les injonctions faites aux femmes qui font de nous des proies.

Anne Depetrini

Dans ton livre, un passage m’a marquée : ton héroïne explique qu’elle reste avec son compagnon à cause d’une « sécurité enclenchée » qu’elle active elle-même. Pourquoi parler de « sécurité » alors que justement on touche plutôt à sa mise en danger ?

Je voulais justement essayer d’expliquer toute l’ambivalence de l’emprise : les femmes sous emprise d’un homme ne sont pas enfermées à la cave avec des menottes, pourquoi ne tentent-elles pas de s’enfuir ? Pourquoi restent-elles dans ce qu’elles pensent être une situation plus sûre pour elles ?

Je me souviens très nettement d’une scène du film « The Magdalene Sisters » de Peter Mullan : des jeunes sont emmenées dans un couvent où elles sont maltraitées. A un moment donné, la personne en charge de fermer la porte du couvent oublie de le faire. Une petite fille passe devant cette porte, elle la voit ouverte, elle pourrait partir, mais elle ne le fait pas. Qu’est-ce qui fait qu’elle ne s’enfuit pas ? Pourquoi a-t-elle si peur de la liberté ? Pourquoi ne pense-t-elle pas qu’elle mérite autre chose ?

On parle de plus en plus des mécanismes d’emprise. Avec ce livre, je voulais parler des victimes et montrer combien l’emprise peut être difficilement perceptible par l’extérieur. Je ne voulais pas que ma personnage principale soit économiquement liée à son compagnon, que ce soit difficile financièrement pour elle de partir. Elle semble n’avoir aucune raisons objectives de rester. Pourtant, elle enclenche une sécurité bloquée, rouillée pendant des années, qui l’empêche de partir. Que va-t-elle décider ?

Comment as-tu vécu l’écriture de ton livre ?

Tout comme on peut faire un déni de grossesse, je dirai que j’ai fait un déni de livre !

Anne Depetrini

Je n’en ai absolument pas parlé autour de moi (sauf à mon éditeur bien sûr). Je pense que j’ai un comme un problème de légitimité, je n’ai pas assumé d’en parler avant qu’il ne sorte en librairie ! A la fin de son écriture, j’ai ressenti une grande libération.

La construction de ton livre tourne autour d’un accident qui survient : les chapitres se succèdent et se situent tantôt en amont de l’accident, tantôt quelques heures, jours plus tard. As-tu écrit ton livre dans cet ordre ?

Oui, bizarrement j’ai écrit dans ce sens. C’est comme si j’étais dans le rythme de mon héroïne, avec un balancier.  On avance et on recule sans cesse. On avance dans la nuit et on recule dans sa vie. Je me suis laissé envahir.

Ton récit est écrit à la première personne, pourquoi ?

C’est drôle car j’avais fait un stage d’écriture chez Gallimard sur comment écrire sous la contrainte avec Serge Joncour. J’avais écrit un texte à la première personne alors qu’il s’agissait de personnages fictifs. Il m’avait conseillé de passer au « elle ». Pendant l’écriture de mon roman, je n’arrivais pas à passer au « elle » car certes elle n’est pas moi, mais j’avais besoin d’investir son personnage et cela passait par le « je ».

Je sens que plus je serai loin de mes héroïnes, plus j’aurai besoin de m’incarner en elle.

Anne Depetrini
interview Anna Depretini roman tous les moments flammarion crédit photo céline nieszawer

Quel regard portes-tu sur ton héroïne justement ?

C’est très dur, mais j’ai ressenti au début beaucoup de colère contre sa faiblesse. Et ensuite, au fil du récit, j’ai été touchée par son histoire, je l’ai trouvée forte.  

En parallèle de la sortie de ton livre, on peut te voir sur scène tous les vendredis et samedis à 19h au Point Virgule dans une adaptation de ton premier roman !

Oui ! C’est un peu fou car très souvent mes projets ne viennent pas de moi mais d’une autre personne qui m’ouvre une porte. Pour mon premier livre par exemple, j’étais à une fête et je parlais à une personne que je ne connaissais pas des choses de ma vie, ma quête personnelle, le fait que j’avais essayé beaucoup de choses pour me trouver… même aller consulter un exorciste ! Cette personne s’est avérée être un éditeur et il m’a conseillé d’écrire mon histoire car il trouvait ma quête du bonheur drôle ! Je pense que si j’ai une trame et que quelqu’un y croit pour moi, j’y vais. Pour mon spectacle, c’est un producteur de spectacle vivant qui m’a dit de monter sur scène en adaptant mon livre.

Pour mon roman, c’est la première fois que j’ai fait le premier pas seule, que je me suis autorisée, voire forcée, à dire ce que j’avais envie de dire.

Je réalise que les choses m’arrivent tard dans la vie. J’ai beaucoup complexé de cela jusqu’à maintenant, regardant avec envie les gens qui savent très tôt qui ils sont artistiquement. Mais aujourd’hui j’accueille avec joie cette éclosion tardive.

Anne Depetrini
Retrouvez « Tous les moments », le premier roman d’Anne Depetrini en librairie.
Réservez vos places pour le spectacle « A côté » d’Anne Depetrini au Point Virgule tous les vendredis et samedis soir à 19h !

Trop grande, trop de cheveux, trop timide, trop spontanée… Moi je voulais juste être à la bonne place, et je n’y arrivais jamais. J’ai tout essayé. Non mais vraiment tout, depuis la psy, jusqu’à l’exorciste, en passant par le marabout. Et non. J’étais toujours à côté. Mais finalement je me suis aperçue d’un truc incroyable : être à côté, c’est pas si mal…

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