Ecriture âpre, brutale, incandescente, furieusement vivante : Joffrine Donnadieu signe son retour en librairie avec la sortie de son troisième roman, Aux nuits à venir, publié aux éditions Gallimard. Celle qui avait raflé le prix de Flore en 2022 pour son second roman Chienne et Louve, nous propose cette année… un roman d’amour. Oubliez le tableau kitsch des romances déjà vues : Donnadieu met en scène Marge et Victor, des personnages torturés, déchirés entre leurs désirs, leurs fantômes et la brutalité du réel. Elle, est habitée de créatures envahissantes dont les histoires se placent en miroirs de ses traumatismes refoulés. Marge vit dans une cabane de chantier lorsqu’elle découvre l’existence de Victor. Lui est un ancien militaire à la retraite, dernier résistant d’un immeuble en décomposition. Victor aussi a ses fantômes : sa défunte épouse, les enfants qu’il n’a jamais eus, ses camarades de guerre morts au combat.
Entre les lignes, j’ai senti toute la passion de l’autrice pour le roman comme forme vivante où ce qui est indicible peut enfin se dire, où la nuit éclaire ce que le jour camoufle, où le roman devient un espace de vérité où se dévoilent, sans fard, les blessures intimes et les forces obscures qui façonnent nos vies.
Un plaidoyer pour l’imaginaire à l’heure où la fiction semble avoir déserté nos bibliothèques. Rencontre avec Joffrine Donnadieu.
Crédit photo Joffrine Donnadieu – Francesca Mantovani © Editions Gallimard.
Dans ce troisième roman Joffrine Donnadieu, on reconnait bien sûr ta signature : des personnages aux ombres intérieures… mais cette fois-ci, plus de Romy ! On fait la rencontre de Marge, une jeune femme habitée par des créatures qui lui rendent la vie impossible. Comment est-elle née dans ton esprit ?
Joffrine Donnadieu – Pour écrire un roman, j’ai besoin qu’une image m’obsède nuit et jour. Pour ce texte, ce fut l’image d’un échafaudage en face de chez moi. Depuis ma fenêtre, je l’ai vu se construire et cela m’a fascinée. J’ai commencé à imaginer les déplacements et les mouvements d’une femme sur les planches et très vite je l’ai vue danser autour de la bâche, y réaliser des figures dignes d’une circassienne. J’avais déjà pris des cours de danse avec les filles du Crazy Horse pour mon deuxième roman Chienne et louve, j’étais prête à poursuivre mon expérience physique avec des danseuses aériennes. Marge s’est immiscée peu à peu dans mon esprit. Elle était plus femme que Romy, plus libre aussi d’une certaine manière. Bien sûr, elles ont des points communs : des secrets, l’amour de la nuit, des rêves et des désirs. J’aime à me dire qu’elles font partie de la même famille.
Ce roman, tu le dis, est un roman d’amour. On sent une écriture beaucoup plus charnelle, érotique, même explicite ! Comment as-tu exploré d’un point de vue littéraire la passion qui lie Marge et Victor ?
Joffrine Donnadieu – Ce roman contient deux histoires d’amour. Il y a l’amour entre Marge et Victor et puis, il y a l’amour pour la littérature. Pour l’imaginaire. Les histoires que raconte Marge viennent nourrir sa relation avec Victor. Peut-être que Victor ne l’aimerait pas si elle n’avait pas un imaginaire si foisonnant. Elle est sa poésie, la fantaisie de sa vie, sa folie. Ensemble, dans leur cabane et grâce aux histoires, ils apprennent à se connaître, à se désirer, à s’aimer. Les gestes de l’amour sont répétitifs, mais évolutifs. La chorégraphie des corps se dessine à mesure que les histoires se déploient. Plus Marge ajoute des détails, plus elle s’approche de la vérité des créatures qu’elle invente, plus les corps se trouvent pour à la fin, ne former plus qu’un. Il fallait montrer une forme de lenteur et décrire l’attente. C’est pourquoi Aux nuits à venir fait presque 400 pages. C’était un défi pour moi de recréer un espace où mes protagonistes prennent le temps de se découvrir dans une époque où tout va vite et où plus personne ne réfléchit. L’imaginaire, ce refuge, sauve Marge et Victor et les rend immortels.
On sent une atmosphère de plus en plus intenable, étouffante dans ton roman, sur le même modèle que L’Ecume des jours de Boris Vian. Ce roman t’a-t-il inspirée dans ton travail d’écriture ?
Joffrine Donnadieu – Non. Dans mon premier roman Une histoire de France, il y avait déjà une atmosphère étouffante. Romy, une fillette de 9 ans est abusée par sa voisine France. Dans Chienne et louve, on retrouve Romy à 19 ans en colocation avec Odette, 90 ans. Ce huis-clos est également oppressant.
J’aime les émotions fortes, intenses, douloureuses. Lorsque j’écris, mon état n’est pas paisible. Je vis pleinement les aventures de mes personnages. J’aime à me dire que l’on ne lit pas seulement mes romans, mais que l’on vit une expérience intense.
Joffrine Donnadieu
Cela peut provoquer un malaise, mais pas seulement. Dans Aux nuits à venir, je voulais faire vivre aux lecteurs une belle histoire d’amour avec la montée en puissance du désir. En revanche, ce qui me rapproche de Boris Vian, c’est de donner vie aux lieux. Les villes, les rues, les immeubles sont des personnages dans chacun de mes textes. L’appartement de Marge et Victor se détériore à cause des sentiments violents du couple bien plus que par les travaux du promoteur immobilier. Je viens du milieu du théâtre. La scénographie est très importante pour moi.
Comme pour tes précédents romans, tu as mené un travail d’enquête pour que ta fiction se rapproche du réel : quelles rencontres ont marqué l’écriture de ton livre ?
Joffrine Donnadieu – Je pense immédiatement à Maud Martrenchar, une artiste aérienne qui m’a fait découvrir son univers. Je me souviens de la fois où elle m’a dit qu’elle étranglait le tissu quand elle dansait en l’air. Ce verbe a résonné en moi et a donné de la profondeur à mon histoire du petit cou blanc qui est au centre de l’intrigue de mon roman. Je pense aussi à Stéphane Velut, un neurochirurgien, passionné par le cerveau qu’il considère comme une œuvre à part entière. Nous avons beaucoup parlé de peinture. Son regard artistique sur cet organe encore si mystérieux me fut très précieux. Et puis, il y a aussi Gaspard Delanoë, artiste et président de l’association 59 Rivoli qui a accepté de me parler des squats d’artistes, et encore Alain Baraton, fervent défenseur des arbres remarquables, qui connaît toutes les anecdotes des arbres en France. Je pourrais citer encore beaucoup de personnes tant je me nourris des rencontres avant d’écrire un roman. Les entretiens sont la phase que je préfère.
A la fin de ton roman, j’ai pu lire dans les remerciements que le couple de Marge et Victor est un couple que tu aurais connu… ? Tu as piqué ma curiosité…
Joffrine Donnadieu – Il y a dix ans, j’ai co-écrit une pièce de théâtre avec un ami, Jean-Philippe Forestier. Elle s’intitulait Hôtel Particulier. Notre texte publié dans un recueil aux éditions L’Agapante et Compagnie, raconte l’histoire de Cassandre et d’Alban, internés dans un hôpital psychiatrique. Ce couple s’aimait à la folie et dans la folie. J’ai beaucoup pensé à cette première création lorsque j’écrivais Aux nuits à venir, à Jean-Philippe aussi qui n’est plus de ce monde. Marge et Victor sont dans le prolongement de l’amour entre Cassandre et Alban. J’explorais déjà à cette époque les frontières de la folie.
Je pense que lorsque j’écris, je fais appelle non pas à l’enfance, mais à la rage adolescente qu’il y a encore moi.
Joffrine donnadieu
Marge le personnage principal entretient un rapport charnel avec la création de récits. Pour se libérer des créatures qui la rongent, elle doit raconter leur histoire, accoucher de leur histoire : un geste créateur à la limite de l’orgasmique ! En tant qu’autrice de romans, partages-tu ce lien charnel à la création ?
Joffrine Donnadieu – J’entretiens un rapport plus violent que charnel à la création.
Il faut être fou pour écrire. Ce n’est pas normal de s’enfermer, de se couper du monde pour inventer une histoire pendant trois ou quatre ans que personne n’attend. Je vis en permanence avec mes personnages au point d’oublier ma propre vie.
Joffrine Donnadieu
Je suis capable d’occulter des événements dramatiques du réel pour investir la souffrance de mes protagonistes. L’écriture d’un roman est quelque chose qui m’échappe. C’est de l’ordre de l’irrationnel. Le début de la création est bien souvent laborieux, mais un à moment, au bout de quelques mois, un an peut-être, arrive ce que j’appelle le point de la bascule. C’est le moment où je ne contrôle plus l’histoire. C’est l’histoire, à l’intérieur de moi depuis très longtemps, qui me dirige. J’ai alors la sensation d’être un vecteur. Je reprendrai les rennes à l’étape de la relecture et de la réécriture.
Je peux dire que le moment le plus jouissif, c’est la seconde où ça dérape. Je ne maîtrise plus rien et je m’abandonne au texte.
Joffrine donnadieu
Ton livre donne la sensation par instant d’un plaidoyer pour l’imaginaire. Trouves-tu qu’aujourd’hui la fiction manque de place dans notre paysage littéraire ?
Joffrine Donnadieu – Oui. En cette rentrée littéraire, l’imaginaire est noyé au milieu de tous les récits autobiographiques, des faits de société. Les pères, les mères, les drames familiaux et personnels, ont envahi les tables des librairies au détriment des véritables romans. Certains médias ont relevé cela, mais ils n’ont pas pour autant mis en valeur les fictions.
Je m’interroge. Est-ce que les lecteurs ont besoin de retrouver leur vécu dans ce qu’ils lisent ? Est-ce une mode ? Est-ce que l’époque a changé ? Est-ce que plonger dans un univers créé de toutes pièces demande un effort intellectuel trop important ? Est-ce que les réseaux sociaux volent le temps autrefois consacré à la lecture ? Est-ce qu’il faut désormais écrire uniquement des faits de société pour plaire ?
Jofrfine donnadieu
Je ne peux répondre à ces questions. Je sais juste que je ne vais pas chercher à entrer dans une case, je ne vais pas chercher à plaire ni à déplaire. Je ferai tout pour garder ma liberté et ma créativité.
Sans imaginaire, il me serait impossible de vivre. Vive Poe, Quiroga, Aymé, Shakespeare, Verne, Borges, Shelley, Ionesco, Flaubert, Maupassant… La fiction dit tout de la vie, mieux que n’importe quel récit autobiographique.
Joffrine donnadieu
Aux nuits à venir, de Joffrine Donnadieu (éditions Gallimard)
