En août, ça va chauffer sur Le Prescripteur… Découvrez chaque samedi sur le blog, un nouveau chapitre de votre nouvelle érotique de l’été à lire secrètement sous la couette ou au bord de la piscine sous le parasol ! Embarquez avec Clementine et ses histoires tumultueuses dans Un Jour Viendra de Fabien Muller. Une collaboration avec les éditions Ma Next Romance, littérature pour adulte.
Semaine 3 – Alex
Les hommes aiment les voitures.
C’est ce qu’on dit. On dit beaucoup de choses, ceci dit. Par exemple qu’un homme ne peut pas pleurer ou qu’on n’a jamais vu un hiver aussi froid. Et puis, périodiquement, l’hiver le plus froid est battu par un nouvel hiver encore plus froid (ou alors on n’est pas assez couvert, allez savoir), tandis que je pleure, pour la millième fois, devant la scène finale de E.T. – il faut dire qu’elle est triste, non ?
Tout ça pour dire que je me fiche complètement du modèle de voiture que je conduis, tant qu’elle m’emmène d’un point A au point B – si le point B est bien le point B que j’avais en tête, c’est mieux, bien sûr. Peu m’importe que ma voiture soit grosse ou petite, grise métallisée ou vert poussière, même si je reconnais qu’un grand coffre est pratique pour partir en vacances et que je n’ai rien contre un bon autoradio.
Par contre, il y a quelque chose que je partage avec un bon pourcentage du reste de l’humanité, c’est que je n’aime pas qu’on abîme mes affaires – traitez-moi de petite nature, si cela vous fait plaisir. Enfant, déjà, je n’aimais pas vraiment prêter mes jouets, j’avais peur que mes Playmobil reviennent avec la mauvaise couleur de cheveux ou alors qu’il leur manque une épée, voire un chapeau – ce qui peut être embêtant dans le cas du Playmobil aventurier, car qui le reconnaîtra sans son fameux chapeau ?
C’est pourquoi, c’est passablement contrarié que je descends de ma voiture pour inspecter mon pare-chocs arrière. Alors que je roulais au milieu de la forêt de Rambouillet et que mon attention était bercée par les magnifiques arbres qui surplombaient chaque côté de cette deux fois une voie, j’ai pilé au milieu de nulle part afin de laisser passer un daim qui devait se demander ce qu’était exactement cette route forestière grise avec des larges lignes blanches régulières tracées au sol. Et c’est là que je l’ai rencontrée. Ou plutôt, c’est elle qui m’a rencontré. Le premier contact fut son pare-chocs avant sur mon pare-chocs arrière. Dans un fracas de circonstance.
À vue de nez, ma voiture n’a pas grand-chose, si ce n’est une éraflure peu élégante sur son impeccable carrosserie blanche. La sienne en revanche ressemble à une compression de César.
Elle-même paraît aller bien ceci dit, si je me réfère au flot d’insultes qui sort de sa bouche.
— Mais qu’il est con, mais qu’il est con.
J’imagine que le « con », c’est moi et que le message divin associé à cette scène est « la prochaine fois, ne te pose pas de questions : écrase le daim ».
***
Nous sommes désormais attablés dans l’annexe de la station-service du coin où j’ai accepté de prendre un café afin que madame reprenne ses esprits et que la dépanneuse arrive. J’avoue ne pas avoir eu le courage de la planter là, malgré son envie manifeste de me voir mourir sous ses coups. Quelle injustice, moi qui n’ai fait que respecter le code de la route et de la nature.
Elle est plus calme désormais, même si je note qu’elle a toujours du mal à accepter que je me sois arrêté pour laisser passer un vulgaire animal à bois.
— Oh je sais ce que vous croyez, hein ?
— Comment ça ? répliqué-je, patient.
— Eh ben, les femmes au volant, tout ça. Les hommes, vous êtes bien tous les mêmes, à croire qu’on ne sait pas conduire. Ou alors, vous vous dites « elle était sûrement sur son téléphone ». Eh ben, même pas !
— Je ne pense rien du tout, je suis simplement désolé pour votre voiture. Et, regardez, je ne suis pas fâché, je vous ai même véhiculé jusqu’ici.
Elle se détend un peu plus. Je note qu’elle scrute régulièrement sa montre, dans l’attente d’une libération, peut-être. J’ai estimé que c’était moi qui faisais un effort en partageant une tasse de café, peut-être est-ce plus compliqué ?
Elle reprend la parole.
— Vous êtes gentil… me dit-elle en souriant, révélant une rangée de dents parfaitement alignées et blanches.
— Au fait, moi c’est Alex, dis-je en tendant ma main.
— Marie, répond-elle en attrapant ma main vigoureusement.
Malgré son genre bohème, elle est assez jolie et stylée lorsqu’elle devient moins hostile. Je dirais qu’elle a dans les 45 ans. On dit que les femmes vieillissent mal, c’est inexact. Il devient simplement plus dur de leur trouver du charme. Ce n’est donc qu’une question de motivation.
— Vous avez des enfants ? me demande-t-elle subitement, me déstabilisant légèrement, surpris par cette question sérieuse et personnelle.
Je remarque que c’est une question que l’on ne me posait jamais jusqu’à très récemment. Depuis ma quarantaine, c’est comme si cette question devenait centrale, comme si pour être parfaitement intégré, il fallait s’être reproduit à un moment ou à un autre. Une sorte de pacte social lie l’humanité. Cela me rappelle un autre point qui m’a choqué lorsque j’ai dépassé la quarantaine. Alors que les différentes pubs qui agrémentaient mes errances sur les réseaux sociaux tournaient globalement autour du plaisir masculin (proposition d’escort girls ou de massages divers et variés), dès lors que j’ai basculé dans la quarantaine, on ne me proposait plus que des greffes de cheveux ou des lave-linges à hublot dernière génération.
— Non, je n’ai pas d’enfant.
— Vous êtes gay ?
Et voilà. Soit on est père, soit on est gay. Pas d’alternative. Dois-je lui indiquer que l’un n’empêche pas l’autre ? Ça ferait peut-être beaucoup d’informations pour elle en une seule journée.
Au moment où je vais esquiver sa question, j’entends la dépanneuse arriver.
Marie me paraît soulagée, comme si elle venait de produire un effort surhumain pour simplement partager ces quelques instants sans conséquence.
Par politesse, et peut-être un peu par délicatesse, je lui donne ma carte avant de la quitter. Je n’ai guère plus de temps à lui accorder, l’heure a tourné, j’ai un rendez-vous. Je n’ai même pas pensé à remplir les papiers de l’assurance.
— N’hésitez pas à m’appeler.
— À vous appeler ? me répond-elle, surprise.
— Oui, pour l’assurance… Ou alors, envoyez-moi vos papiers par mail pour que je complète ma partie.
— Oui, bien sûr, ne vous inquiétez pas pour ça, me répond-elle espiègle.
— Je n’étais pas inquiet, dis-je en guise d’adieu et en faisant un petit signe de la main.
Je la vois s’éloigner, un sourire au coin des lèvres.
Je jurerais qu’elle a une idée derrière la tête, bien que je mettrais ma main à couper que je ne suis pas son type d’homme. Je viens de passer une heure avec une inconnue qui a embouti ma voiture et ce fut presque agréable.
Cela aurait pu être pire (notamment pour le daim).
Pourquoi faut-il toujours que je fasse confiance aux gens ?
Encore un des nombreux mystères de l’univers restant à éclaircir.
***
Je suis devant mon écran, aspiré par un vide intersidéral. Le syndrome de la page blanche, version numérique. Et autant je peux dessiner quelques croquis sur une page blanche, diverger pour mieux divaguer, me changer les idées afin de revenir sur des choses plus concrètes, autant une page blanche sur mon écran ne peut accueillir que des mots, des idées, des bouts de phrase ou de slogans.
Je n’ai toujours rien à proposer à ce cabinet d’avocats et je ne sais pas par où prendre ce problème.
Rien ne me vient d’autres que des idées stupides de recyclage de slogans ironiques de Better Call Saul, cette série américaine sur un avocat véreux, spin-off d’une autre série mythique, Breaking Bad, qui contait les aventures d’un professeur de chimie contraint de se lancer dans le trafic de drogue pour assurer l’avenir financier de sa famille après qu’il eut découvert son cancer des poumons. Rien de très glorieux en somme, le recyclage étant le dernier refuge du publicitaire en manque d’inspiration. Cependant, le problème en l’espèce est plus un problème de concentration qu’un souci de créativité. Je ne suis pas à ce que je fais. Je regarde mon téléphone portable, je me lève pour prendre un verre d’eau, je regarde par la fenêtre, je me surprends à essayer de noter dans ma tête la mélodie sifflée par les oiseaux, j’écoute la musique (trop forte) du voisin. Je flâne. Mon esprit s’évade.
Dans ces moments où je n’arrive pas à me concentrer, je sais pourtant ce que je dois faire. J’ai développé, au fil des années, plusieurs techniques de création de vide dans mon esprit. Cependant, aujourd’hui, force est de constater que je ne suis même pas motivé pour ne serait-ce que tenter ces techniques de concentration. Je n’ai tout simplement pas envie de travailler et j’ai encore moins envie de me convaincre que je dois le faire.
J’ai l’impression de ne pas arriver à me concentrer. Serais-je en manque de sexe ? Peut-être… même si j’ai le sentiment, en ce moment, de ne plus trop savoir comment m’y prendre.
C’est assez stupide considérant la situation. Ma situation. L’océan ne manque pas de poisson et mon filet n’est pas encore totalement troué ou hors d’usage. Néanmoins, je n’ai aucune envie de reprendre le large pour des journées en mer sans savoir si je croiserais des bancs de sardines un jour. J’ai envie de me poser le long de la plage, d’être bercé par le bruit des vagues, puis d’aller m’allonger sur le sable et d’imaginer des formes dans les nuages. Compter les étoiles s’il fait nuit. Loin du tumulte de l’océan, loin de la compétition avec les autres requins.
Ai-je passé l’âge de la compétition acharnée que se livrent les mâles en manque de sexe ?
Mon téléphone vibre tandis que j’essaye de résoudre cette épineuse question.
Stéphan.
Mon vieil ami Stéphan, éternel adolescent. Musicien talentueux mais incompris. Sa musique est un secret bien gardé pour connaisseurs avertis ne craignant pas le bruit. Sa vie est une succession de faux pas et d’accidents. Mon compagnon de route qui ne m’appelle que quand l’heure est grave (rupture, dépression aigüe, stock de médicaments à zéro) ou quand il a soif.
Bien que les années passent, il est resté bloqué à 20 ans. Il n’a pas grandi depuis et traverse la vie avec ce même regard, mélange paradoxal d’innocence et de désenchantement. Et même si les rides autour de ses yeux rieurs et sa capacité à se remettre d’une cuite trahissent aujourd’hui son âge, il n’en a que faire. Tant qu’il restera des pintes à boire et des femmes à aborder, Stéphan fera partie des gens qui feront la queue pour refaire un tour de grand huit.
— Salut l’ami, dis-je d’un ton mi-engageant mi-occupé (afin de lui faire comprendre que je suis ravi de lui parler mais que certaines personnes sur cette terre ont encore un travail à réaliser dans l’optique de toucher un salaire).
— Hey. Quoi de neuf ?
— Pas lourd.
Étrangement, Stéphan ne dit plus un mot. Seul le silence répond au mien. J’essaye de me reconnecter à mon travail, laissant à mon ami le champ libre pour exprimer ce qu’il a à exprimer.
Au bout de quelques secondes, il reprend la parole.
— Tu fais quoi ce soir ?
- Il apparaît assez clair qu’il vient de se faire larguer. Il doit se changer les idées.
Bouge pas mon pote.
Je suis ton homme.
— Pas grand-chose, tu veux boire un coup ? le questionné-je.
— Bonne idée.
Les ennuis commencent toujours à peu près de la même façon : un besoin de se changer les idées.
***
Lorsque nous pénétrons dans notre repère – sorte de mètre étalon du climat festif parisien –, nous comprenons assez vite que la soirée risque d’être calme. Nous sommes en semaine, les vacances estivales sont désormais loin, les gens tentent de reprendre une activité normale et l’ambiance n’est pas à la biture ou à la gaudriole. Quelques groupes de personnes papotent gentiment autour d’une bière, il y a une vingtaine de clients au maximum, la plupart masculins.
En termes techniques, on appelle ça « la dèche ».
Je fais signe à Stéphan et nous nous approchons du bar afin d’entamer la consommation d’alcool dans l’attente d’une fréquentation un peu plus à la hauteur de nos espérances.
Nous montons sur des tabourets hauts et commandons deux mojitos.
Stéphan semble détendu, reposé. Presque serein. C’est inhabituel.
— Hier, j’étais dans la rue, je marchais, commence-t-il tandis que nous voyons deux jeunes femmes entrer dans le bar.
— Oui… ?
— J’allais à un rendez-vous mais j’étais en avance. Tu vois, le mec pas pressé.
— Je vois bien le genre.
— Et là, au loin, je vois une blonde… grande, élancée plutôt, qui marche dans ma direction. Le regard fixe. Ses cheveux cascadaient de chaque côté de ses épaules et comme elle marchait assez vite, ça faisait des espèces d’ondulation, on aurait dit qu’elle se trimballait avec son propre système météo autour d’elle.
— Ton style, quoi. Blonde et un peu étrange.
— Voilà, c’est ça. Bref, en tout cas, je sais pas pourquoi mais à ce moment-là, je me dis vraiment « Stéphan, parle-lui ». Tu vois ? J’ai eu envie de lui parler sous n’importe quel prétexte. Comme ça.
— Je vois, je vois.
— Donc, plus elle approchait, et plus je me disais « saisis ta chance, mon pote ». Je cherchais la meilleure phrase d’accroche, un truc à dire, n’importe quoi.
— Un peu comme d’hab’ finalement.
— Et là, alors que j’arrive à… je sais pas… peut-être cinq mètres, la fille se fige.
— …
— C’est-à-dire qu’elle arrête de marcher, elle se bloque. Et elle me dévisage.
— D’un coup ?
— Ouais d’un coup. Elle s’arrête et elle me dit « on se connaît, non ? ».
— Tu la connaissais ?
— Mais non. Et puis surtout, enfin, tu vois, la meuf me sort la phrase d’accroche la plus pourrie au monde.
— Que t’as déjà utilisé à peu près 1 million de fois.
— Peu importe. En tout cas, elle me sort ça en me regardant de la tête au pied.
— Peut-être que c’est une des deux personnes qui ont acheté ton dernier album ?
— Ha ha ha, très drôle. Bref, en tout cas. Je suis là et elle est là. Et elle vient de me demander si on se connaît, tu vois ?
— Et donc ?
— Ben donc, ça m’a complètement déstabilisé. C’était à moi de faire la phrase d’accroche, tu comprends ?
— Non.
— J’ai perdu le fil, quoi. Je savais pas quoi dire.
— Tu lui as demandé son numéro ?
— Non, je sais pas, ça m’a perturbé qu’elle me parle.
— Et t’as fait quoi, alors ?
— Je l’ai plantée là. De toute façon, je la connaissais même pas.
Nous décidons de trinquer aux rencontres malheureuses.
J’espère secrètement pouvoir trinquer à autre chose le plus vite possible.