Si vous ne connaissez pas encore Brigitte Grésy, sachez que vous êtes sur le point de découvrir une femme au parcours qui décoiffe, engagée dans la lutte pour l’égalité hommes/femmes. Dans un entretien téléphonique (CoVid quand tu nous tiens), Brigitte Grésy nous raconte sa vocation tardive et son travail inestimable au sein du Haut Conseil à l’Egalité dont elle a assuré la présidence de 2019 à cette année. Le but de ce conseil ? Produire des rapports (pédagogues et impactants) visant à influencer les politiques publiques : une mine d’informations statistiques (bien pratique à ressortir dans vos prochains débats féministes) et surtout essentiels pour faire bouger les lignes à grande échelle !
Vous avez commencé par être professeure de lettres classiques, un héritage familial, puis à 35 ans, vous parlez d’une « crise d’adolescence tardive ». Pouvez-vous me raconter cette période de votre vie ?
C’est toujours très compliqué de revenir sur son histoire personnelle car il y a plusieurs clefs de lecture. Effectivement, j’étais dans la tradition de la répétition ! Ma mère avait été professeure toute sa vie : elle m’avait toujours dit que ce métier était la conciliation absolue, travailler, pouvoir s’occuper de ses enfants et les accompagner dans leur éducation. Elle m’a eue à 45 ans, en ayant une conception à la fois révolutionnaire sur le travail des femmes et leur indépendance (elle a été l’une des premières à faire du latin), et une vision assez traditionnelle du rôle de mère (faire des enfant et rester à la maison).
J’ai longtemps exercé en tant que professeure. J’ai eu des collègues fantastiques, j’ai fait beaucoup d’expérimentations avec mes élèves. Et puis effectivement, à mes 35 ans, mes enfants avaient 8 et 10 ans, je n’arrivais plus à me projeter.
Il y a eu l’irruption très forte dans ma vie de cette idée de mieux m’inscrire dans le monde du travail, d’avoir des responsabilités différentes.
Brigitte Grésy
Mon proviseur voyait que je commençais à m’ennuyer, il m’a conseillé de passer l’ENA. Ça n’a pas été facile, je ne suis pas sortie pendant un an pour étudier, j’ai eu un compagnon compréhensif. Et puis j’ai réussi le concours !
En 2006, vous êtes nommée inspectrice générale des affaires sociales. Est-ce le début de votre engagement pour l’égalité hommes/femmes ?
Je dirais que cet engagement est venu beaucoup plus tôt, déjà à l’époque où j’étais prof’ à Saint-Cyr. En revanche, j’ai pris conscience du sexisme plus tard, en tant qu’enarque, selon les fonctions que j’ai occupées.
J’ai rapidement réussi à stopper les ricanements par une méthode très simple : à Matignon, en réunion interministérielle, je parlais chiffres.
Brigitte Grésy
C’est donc par les chiffres que vous êtes parvenue à faire entendre votre voix et plus largement, celle de la cause des femmes ?
Le chiffre fait preuve pour avancer. Je suis attachée aux quotas car c’est en comptant qu’on constaste les inégalités hommes/femmes. Mais en même temps, il faut la démonstration.
Il faut savoir que l’exercice d’influence des politiques publiques est un exercice très compliqué : c’est produire un texte qui gagne l’adhésion. Et c’est là que ma formation d’agrégée de grammaire est utile : je développe une démonstration rationnelle (s’appuyer sur les chercheurs) en utilisant la fonction poétique du langage, c’est-à-dire la métaphore. Il faut trouver des phrases chocs qui heurtent les esprits comme : « Un père violent n’est pas un bon père », « La parité s’arrête aux portes du pouvoir ».
Mon expertise, c’est ce triptyque : avancer les chiffres (mon cheval de Troyes) pour capter l’attention, poser un raisonnement et user de métaphores pour obtenir l’adhésion.
Brigitte Grésy
Ces trois choses-là sont au cœur des politiques publiques. Tous les bons politiques sont des bons pédagogues, savent émouvoir, trouver la formule. C’est quelque chose que j’ai essayé de formaliser au HCE, ce qui n’est pas facile mais qui reste la clef.
Le sexisme est un fil conducteur dans vos travaux personnels. Avez-vous observé des changements depuis la parution de votre Petit traité sur le sexisme ordinaire en 2008 ?
Le mot sexisme est totalement rentré dans les mœurs et je m’en réjouis ! Simone de Beauvoir en parlait, ce mot a ressurgi en 2008 avec mon livre, et maintenant tout le monde parle de sexisme, on ne parle presque plus de machisme ! Et c’est important de bien saisir la différence, car le sexisme, contrairement au machisme, est un comportement prohibé.
En 2015, le CSPE (ndlr : Conseil supérieur de l’Egalité professionnelle entre les femmes et les hommes) a proposé une double définition du sexisme : une idéologie (supériorité d’un sexe sur un autre) mais aussi des comportements qui peuvent aller du sexisme ordinaire, aux agressions, aux viols et aux discriminations. L’étendue des actes montre qu’il y a énormément de manifestations du sexisme. Le mouvement Metoo a mis en avant les violences sexuelles. Parallèlement, le conseil de l’Europe a sorti des recommandations qui reprennent nos définitions françaises. Reste le sexisme ordinaire, qui a été travaillé par les blogs qui existaient avant Metoo.
En 2018, L’Oréal, Accord et EY ont lancé l’initiative #StOpE, pour laquelle j’ai été conseillère, et qui a pour but de combattre le sexisme ordinaire en entreprise. Cette initiative a débouché sur une charte ratifiée par plus de 150 entreprises et qui reprend le kit « Agir contre le sexisme au travail » du CSPE.
Il y a eu une progression très forte de cette prise de conscience, et cela me réjouit parce que cette démarche est encadrée dans les entreprises.
Le ressenti a pris ses lettres de noblesse : avant on ne voulait que des preuves en matière de sexisme. Aujourd’hui cela doit déboucher vers une meilleure régulation des relations hommes/femmes.
Brigitte Grésy
Entre 2019 et 2021, vous avez été Présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Quelle est la mission de ce conseil ?
La mission a changé avec la nouvelle mandature ! Ils vont prendre également en charge l’étude de l’égalité professionnelle. Il y a une formation droit des femmes (violence, santé, parité politique et économique), et tout ce qui concerne l’égalité profesionnelle dans le monde du travail, en dehors de la fonction publique.
Le HCE a plusieurs rôles :
- Travailler à produire des raports destiné à éclairer et faire des propositions aux pouvoirs publics. Ces rapports sont produits par des commissions. Le HCE compte 100 membres bénévoles, sauf le haut conseil général.
- Produire des vigilances égalité : il s’agit de petits documents de 2/3 pages pour alerter sur tel ou tel sujet.
- Être l’interface entre les pouvoirs publics et l’association que nous recevons. Nous sommes l’expression de la société civile.
- En ce qui concerne la formation travail, pour tous les décrets qui on un impact sur le monde professionel : notre avis est obligatoire avant le passage en conseil d’Etat.
Que vous a apporté ces trois années en tant que présidente ? Et pourquoi ne pas continuer ?
Cela fait 20 ans que je travaille pour influencer les politiques publiques, et c’est un exercice de vigilance permanente. Nous devons regarder dans les actualités françaises et internationales, tout ce qui peut faire bouger les lignes. Et moi plus particulièrement, je suis au filet ! C’est un exercice qui m’a passionnée mais aujourd’hui, j’ai envie d’écrire. Pour sortir mon Petit Traité contre le sexisme ordinaire, je m’étais mise entre parenthèse. Aujourd’hui j’ai besoin d’une nouvelle parenthèse.
Les rapports que vous produisez sont extrêmement incitatifs. Quelle est la plus grande fierté de votre manda ?
En tant que Secrétaire Générale, cela a été de faire passer, avec Marie Becker, l’agissement sexiste dans le code du travail. Et en tant que présidente, j’ai eu tant de fiertés :
Le rapport sur la diplomatie féministe, mené avec Martine STORT, et publié en 2020. La « diplomatie féministe » est un concept récent, utilisé par un petit nombre de pays (Suède en 2014, Canada en 2017, Mexique en 2020), dans un contexte international marqué par une montée des populismes et des conservatismes, un recul des droits des femmes, y compris au sein même de l’Union européenne (Pologne, Hongrie) et une persistance des violences sexuelles dans les conflits. Dans une approche mainstream, elle a pour objectif de défendre les valeurs d’égalité, la liberté et les droits des femmes dans le monde, et de tenir compte des effets sur les filles et les femmes des choix géopolitiques effectués ; mais sa visée est plus large. Ce concept a la capacité d’intégrer d’autres types de transformation politique et sociale, en vue d’un changement solidaire et durable. S’y ajoutent de plus en plus des revendications de justice sociale et de lutte contre les inégalités, d’accès aux ressources, de combat contre toutes les formes de violence, de protection de l’environnement et de défense de la démocratie. C’est une sorte de laboratoire social du changement, une véritable force intégratrice pour transformer en profondeur les rapports et les structures sociales dans leur ensemble.
Sur les violences également, nous avons beaucoup œuvré pour montrer le parcours des violences depuis la prise de parole des femmes. Nous avons publié 3 rapports sur l’état du sexisme en France. De même, trois rapports sur la parité.
Je suis très fière du rapport « Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique » mené avec Catherine Vidal, qui montre que les différences de santé entre les femmes et les hommes résultent d’interactions complexes entre des facteurs biologiques, socioculturels et économiques. Si des spécificités anatomiques et physiologiques liées au sexe biologique participent de ces différences, elles ne sont pas exclusives. L’influence du genre – qui réfère à la construction sociale des identités et des rapports sociaux entre les sexes – est un facteur d’inégalité entre les femmes et les hommes dans la santé et dans la prise en charge médicale.
Quelle est votre déception ?
D’une facon générale, dans les bilans que l’on fait, on ne prend pas assez en compte les différents critères de discrimination. Nous parlons du sexe mais si on a les statistiques, il faut regarder le sexe, le genre, l’origine, l’âge et le milieu social, même si c’est du travail en plus !
Et puis des tas de sujets que la nouvelle présidente reprendra : la revalorisation des métiers du soin à la personne, l’écoféminisme… C’est ça qui est formidable, nous n’avons pas de limite.
Quels sont les derniers livres que vous avez lus ?
Je suis tellement admirative de tout ce qui est publié en ce moment ! Mes dernières lectures sont :
- Un corps à soi de Camille Froidevaux-Metterie
- Réinventer l’amour de Mona Chollet
- Radicales et fluides : les mobilisations contemporaines de Réjane Sénac
- La démocratie féministe de Marie-Cécile Naves
- L’économie féministe de Hélène Périvier
Je me régale !
Quelle est la suite pour vous ?
Je voudrais écrire sur les politiques publiques ! La vie est faite de hasards et de rencontres.
Je n’ai jamais été une stakanoviste de la carrière ! Je me laisse guider par les rencontres, le temps, mes envies…
Brigitte Grésy
Pour suivre les rapports publiés par le Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes, c’est par ici.
Illustration Eugénie Debesse pour Le Prescripteur.
[…] féministe qui se laisse pousser les poils et qui jette son soutien-gorge. Comment associes-tu ton engagement féministe à l’expression de ton […]