Après un premier épisode consacré à la calligraphie avec Nicolas Ouchenir, nous vous emmenons à nouveau à la découverte des métiers liés à la Haute Couture. Cette fois-ci, on se pique de broderie avec la Maison Lesage en compagnie de son Directeur Artistique Hubert Barrère.…
Si la broderie existe encore aujourd’hui contrairement à d’autres artisanats hélas perdus, c’est certainement grâce à cette capacité de réinvention permanente.
Commençons légèrement … Un rituel ou un produit dont vous ne pouvez pas vous passer en cette période de rush pré-défilé ?
Nos métiers demandent une forte réactivité, donc j’ai besoin de prendre 15 minutes par jour pour respirer, généralement le soir, chez moi au calme. Je complète par une « chat thérapie », j’ai 2 chats et consacrer quelques minutes à les caresser est également un rituel indispensable quand je rentre chez moi.
Comment l’héritage de la Maison Lesage est-il conservé, mais aussi réutilisé et réinterprété aujourd’hui ?
Les archives que vous voyez là sont gérées de façon dynamique, pas du tout comme dans un musée ! Les 75 000 échantillons que nous avons sont certes bien conservés, mais ils sont appelés à vivre pour inspirer les prochains. D’ailleurs, si la broderie existe encore aujourd’hui contrairement à d’autres artisanats hélas perdus, c’est certainement grâce à cette capacité de réinvention permanente.
Les archives sont un livre d’images que l’on doit connaître, mais la priorité c’est d’imaginer la création de demain.
La salle des archives de la Maison Lesage à Pantin où sont classés plus de 75 000 échantillons.
François Lesage expérimentait en permanence et se remettait perpétuellement en question ; il était une sorte d’« alchimiste », un passionné. Pour lui le métier de brodeur n’était pas une contrainte mais un jeu.
Grâce à son histoire plus que centenaire et à sa proximité avec les plus grands couturiers, la Maison Lesage dispose d’échantillons en continu depuis 1857. Une vraie histoire de la mode !
Donc le rapport avec le passé et l’héritage de la Maison est vécu de façon « décomplexé » ?
Franchement, ça ne m’intéresse pas de m’appesantir sur ce qui a été fait. Je partage avec Monsieur Lagerfeld cette phrase de Goethe : « Faire un avenir meilleur avec les éléments élargis du passé. » Les archives sont un livre d’images que l’on doit connaître, mais la priorité c’est d’imaginer la création de demain.
Qui ont été selon vous les « révolutionnaires » de la broderie, ceux qui lui ont permis d’être encore dans la modernité aujourd’hui ?
François Lesage d’abord, qui a su se faire un prénom dans le métier en bousculant les habitudes des brodeuses. Elles savaient exécuter un travail parfait, ce qui était une base pour qu’il puisse se permettre ensuite de tout chambouler, de créer un désordre « baroque ». François Lesage expérimentait en permanence et se remettait perpétuellement en question ; il était une sorte d’« alchimiste », un passionné. Pour lui le métier de brodeur n’était pas une contrainte mais un jeu.
Et plus récemment, y a-t-il eu d’autres « révolutionnaires » ?
À l’aube du millénaire et au début des années 2000, il y a eu une peur de l’« après » qui a incité les créateurs à se réfugier dans les valeurs du passé, dans des savoir-faire ancestraux dont la broderie faisait partie. John Galliano et Alexander McQueen notamment l’ont remise sur le devant de la scène dans des créations sublimes et furieusement modernes. Aujourd’hui, on est dans un rapport plus équilibré à la tradition, on apprécie la touche humaine et la grande valeur ajoutée de la broderie, on n’a plus peur de la mixer avec des techniques de pointe pour inventer celle de demain.
Comment partagez-vous votre rôle de DA de la Maison Lesage entre la partie création et la partie communication ?
Pour moi, la création est primordiale, je ne sais pas faire autre chose.
Mais pour reparler de François Lesage, il a aussi été, en plus d’un « alchimiste » de talent, un grand communicant ! C’est le premier qui a rompu le silence des fournisseurs en donnant à la presse le nom de ses clients, dont Yves Saint Laurent, avec lequel il a merveilleusement travaillé pendant plus de 40 ans. Il a également sorti un livre, Entrée des fournisseurs, inspiré par une remarque de feu Pierre Bergé qui lui aurait demandé de prendre cette entrée plutôt que l’escalier principal de la Maison de Couture de l’avenue Marceau… Il a transformé la façon dont la presse et le public voyaient les fournisseurs et a remis la broderie au goût du jour ; plus largement, il a contribué à projeter à nouveau les Métiers d’Art dans la lumière.
Qu’est-ce qu’on appelle aujourd’hui les Métiers d’Art ?
Ce sont justement les fournisseurs sous un autre nom.
Les Métiers d’Art auxquels Chanel consacre un défilé annuel, couvrent énormément de domaines d’artisanat : les plumes avec Lemarié, les gants Causse, les chapeaux Maison Michel, l’orfèvrerie avec Goossens… Au total 22 Maisons de Métiers d’Art ont été rachetées par la Maison Chanel pour assurer leur pérennité.
Toutes ces Maisons ont en commun la capacité de conversation qu’elles savent entretenir avec le ou les créateurs. Il y a une complicité qui se développe avec les collections et les années, 8 collections par an par exemple chez Chanel vous imaginez… Et à chaque fois il y a une part d’inconnu, le créateur confie sa vision aux Métiers d’Art qui mettent à son service une technique, une sensibilité. La Maison Chanel réceptionne ensuite toutes ces interprétations techniques, et en fait un mix inédit à chaque nouvelle collection. À chaque fois c’est une plongée dans l’inconnu, guidée par la confiance. Tout cela est une affaire d’humain, finalement, l’humain sera toujours l’aspect prédominant.
On limite souvent la broderie à deux extrêmes techniques car ce sont les plus médiatisés : la main et l’ordinateur. Quelles sont les nuances entre les deux et où se situe Lesage sur l’échelle de l’humain à la machine ?
Notre devise chez Lesage : tout est possible ! Nous pouvons donc allier les techniques traditionnelles et l’ultra-moderne, utiliser l’imprimante 3D comme cela a été fait pour un tailleur Haute Couture Chanel en 2015 avec des perles et des cristaux… Tant que l’association entre l’humain et la machine reflète l’air du temps… La mode, ce n’est pas intellectuel vous savez !
Y a-t-il des tendances en broderie comme en mode ? Et si oui quelles sont celles de cette saison ?
Oui, il y a des tendances en broderie, même si elles vont moins vite que les tendances mode. On note globalement un allègement ces dernières années, la broderie est de plus en plus légère, de moins en moins massive. Ce n’est pas qu’une histoire de coût, cela correspond aussi à un changement de mode de vie, et parallèlement à une démocratisation de la broderie qui est très utilisée, par les enseignes de fast fashion notamment. Même si vous avez les moyens de vous faire entièrement broder une robe, vous risquez de la porter assez rarement dans les rues de Paris… Alors qu’un jean brodé, oui ! L’écueil de la broderie, c’est le « too much », donc à mon sens c’est bien qu’on s’en éloigne.
Quelle est la fameuse « touche Lesage » ?
Je dirais la réunion des contraires, la flamboyance baroque que François Lesage a su donner à la Maison avec son côté « alchimiste ». On peut même faire du glamour avec du bois, comme pour des robes de la collection Haute Couture Chanel Printemps-Été 2016. Nous cherchons toujours à créer l’inattendu, l’irrégularité, mais sur une base technique qui se veut la meilleure possible.
Comment s’est opérée votre rencontre avec la broderie ?
Un peu par hasard, en dernier recours… … Je payais mes études à la Chambre Syndicale de la Haute Couture, et malheureusement tous les stages en studio comme assistant des grands créateurs n’étaient pas rémunérés, je devais donc y renoncer. Mais pour un devoir de fin d’année sur la broderie, j’ai rencontré par hasard Monsieur Lesage dans un couloir en attendant mon rendez-vous avec son directeur des accessoires. Il m’a donné de précieux conseils, j’ai gardé le devoir d’ailleurs… C’est ce travail qui m’a permis d’accéder directement à un poste rémunéré chez le brodeur Vermont. À l’époque, dans les années 1990, la broderie était encore en arrière-plan, mais ça ne m’a pas empêché d’accéder grâce à elle et à mes dessins aux studios des plus grands créateurs pour les rendez-vous : Yves Saint Laurent, Givenchy, Scherrer… Ma vie aurait été certainement très différente si j’étais entré dans ces Maisons de Couture par une autre, plus grande porte… Qui sait ? Mais je suis très heureux d’avoir eu ce parcours-là, moins évident mais plus enrichissant.
Vous avez dit précédemment qu’« avant la broderie était une histoire de famille, maintenant c’est une histoire de passion. » Comment cela se traduit-il chez Lesage aujourd’hui ?
D’abord avec une école fondée en 1992 et qui occupe tout un bâtiment parisien depuis le déménagement des ateliers à Pantin en 2015.
Plus généralement, nos brodeuses héritaient auparavant du savoir-faire de leur mère, de leur grand-mère… Aujourd’hui les grand-mères de 60 ans ne savent pas broder ! Il y a un choix, une volonté, une empathie et une passion chez les gens qui choisissent aujourd’hui de faire ce métier. Nous avons même parmi nos brodeuses une ancienne professeure de lettres ! Contrairement à d’autres activités « dématérialisés », on obtient un résultat concret à la fin de la journée. C’est peut-être ça qui donne un sens à la vie…
Et pour finir en beauté, quelques images du défilé Métiers d’Art Paris-Hamburg du 6 décembre dernier…
[…] ses Métiers d’Art à l’occasion du défilé annuel qui leur est consacré. Après le brodeur Lesage et le plumassier Lemarié, voici un autre brodeur, l’Atelier Montex, qui propose un savant […]