« Beatrix Kiddo de Kill Bill est une victime totale du patriarcat, elle est au service d’un homme, Bill, qui la maltraite psychologiquement et physiquement. Difficile, donc, d’y voir une quelconque démarche féministe de la part du réalisateur. »
Préparez-vous à chausser les lunettes anti-sexistes de Chloé Thibaud ! Cette journaliste féministe engagée signe un nouvel essai qui chahute : Désirer la violence, ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer. L’autrice y décortique nos films et séries cultes et dresse un constat sans appel : la violence, ça n’est pas que du cinéma. En glamourisant des comportements douteux, voire illégaux, les films et les séries encouragent la culture du viol, nous inculquent inconsciemment qu’il est normal d’aimer avoir mal ou qu’on nous fasse du mal… Bye bye Grease et Chuck Bass ? Chloé Thibaud nous dit tout.
« Désirer la violence » est un essai qui, dans l’ordre de tes parutions, s’inscrit juste après « Pécho Canards » : un livre où tu racontes ta vie sentimentale, décryptée par une psychanalyste. En quoi ces deux livres sont-ils intimement liés ?
Chloé Thibaud – Dans Pécho Canards, je revenais sur toutes les histoires qui ont marqué ma vie amoureuse, la plupart étant des histoires malheureuses. A travers ce livre, qui s’inscrivait dans le registre de l’autofiction, j’essayais de comprendre pourquoi j’avais multiplié les mauvais choix, notamment en m’appuyant sur les analyses de Liliane Holstein, qui a été ma psy dans “la vraie vie”. C’est un livre qui a été très important pour moi car, pour l’écrire, j’ai effectué un travail profond d’introspection et d’exploration de mes parts d’ombre. Malgré tout, j’y ai mis beaucoup d’humour et, sur la forme, très pop, acidulée, j’ai été accompagnée de l’illustratrice Sophie Lambda qui m’a aidé à transformer tous ces hommes en “canards”.
Ce qui est assez perturbant, avec le recul, c’est que j’évoquais en conclusion un “schéma que j’ai vu partout brandi en modèle dans les films”, celui de “l’amour qui fait mal, la passion qui dévore, en un mot, la violence”. Je ne savais pas encore que je ressentirais le besoin de pousser plus loin ma réflexion… C’est ce que j’ai fait, avec Désirer la violence, qui est un essai, très différent dans la forme, mais finalement presque une suite de Pécho Canards dans le fond.
Lio signe aujourd’hui la préface de ton livre, elle avait déjà participé à l’un de tes précédents ouvrages (Toutes pour la musique) : entre vous c’est une histoire de sororité ?
Chloé Thibaud – J’ai rencontré Lio lorsque je l’ai interviewée pour Toutes pour la musique et elle m’a immédiatement bouleversée. Je trouve admirable la façon dont elle s’autorise à porter un regard critique sur sa carrière, par exemple sur une chanson comme “Banana Split”.
Chloé Thibaud & Lio – Crédit photo Lucie Sassiat
Elle n’a pas attendu les années 2020 pour libérer sa parole, elle a toujours dit haut et fort ce qu’elle pensait et, en cela, elle est un véritable exemple. Lors de cette longue interview, nous nous étions mutuellement confiées au sujet des violences que nous avons vécues dans nos relations amoureuses. Nous avions terminé les mains dans les mains, les larmes aux yeux. C’est rare, très rare qu’une interview avec une personnalité se passe ainsi. Ensuite, le lien ne s’est jamais rompu, et cela a été une évidence pour moi de lui proposer d’écrire cette préface.
Elle incarne absolument la notion de sororité et elle l’applique sans relâche. Non seulement elle m’a fait l’honneur d’écrire ce texte, mais elle m’a soutenue et accompagnée dans la promotion de mon livre en prenant toujours soin de me mettre en avant, sans me faire de l’ombre. C’est d’une telle élégance… Ce qui me touche le plus dans la préface, c’est évidemment lorsqu’elle affirme que nous serons pour toujours solidaires. Il est vraiment, vraiment important que les femmes se soutiennent les unes les autres.
Ton livre aborde donc un sujet hautement tabou : celui de la pop culture qui nous apprend à désirer la violence. Pour toi, il y a une influence évidente entre ce que l’on voit à l’écran et la vie réelle ?
Chloé Thibaud – Cela ne fait aucun doute. Ma pensée n’est pas simpliste : évidemment, ce n’est pas parce que je vois Spiderman lancer des toiles d’araignée avec ses mains que je crois pouvoir faire la même chose ; et je ne dis pas qu’un homme qui voit un personnage violer une femme va immédiatement sortir de la salle de cinéma et violer quelqu’un à son tour. C’est plus insidieux… Les violences sexistes et sexuelles sont présentes dans une immense majorité de scénarios. Parfois, elles sont bien cachées, elles ne disent pas leur nom, elles nous font rire… il arrive même que nous les trouvions romantiques. Le problème est précisément là, quand les violences ne sont ni présentées ni perçues comme étant des violences.
Des chercheurs et chercheuses ont démontré, d’ailleurs, que la fiction pouvait renforcer l’adhésion aux mythes sur le viol et nous rendre plus indulgents envers des comportements problématiques tels que le harcèlement.
Crédit photo – Laurie Bisceglia
Lire ton livre, c’est « chausser des lunettes antisexistes » et dire parfois au revoir à des œuvres mythiques qu’on a adorées : Grease, Disney, Les Valseuses… tu prends l’exemple de Kill Bill, ton film fétiche, dont tu t’es séparée de l’affiche qui trônait fièrement dans ton appartement à la fin de l’écriture de ton livre ? Peux-tu nous dire pourquoi?
Chloé Thibaud – J’ai longtemps cru que l’héroïne principale, Beatrix Kiddo (incarnée par Uma Thurman), était un grand exemple de personnage féministe : parce qu’elle est hyper badass, parce qu’elle se bat, qu’elle règle leurs comptes à toutes celles et ceux qui lui ont fait du mal… Puis j’ai fini par interroger cette violence : pourquoi est-elle aussi “badass” ? Parce qu’elle a survécu à un féminicide, qu’elle a été violée à de multiples reprises, qu’on lui a enlevé son enfant… Cela n’a rien à voir avec un héros masculin qui incarne une figure de justicier parce qu’il a été piqué par une araignée et passe de geek ennuyeux à mec super sexy en combi qu’on embrasse sous la pluie. Non.
L’autre dimension décisive pour moi se passe hors écran. Uma Thurman a été agressée sexuellement par Harvey Weinstein, à l’époque de Pulp Fiction. Quentin Tarantino le savait. Cela ne l’a pas empêché de continuer à faire produire ses films par Weinstein. Aujourd’hui, tout ça me dégoûte. Il en a été de même pour Rose McGowan, violée par le producteur, et présente à l’affiche de Boulevard de la mort.
Crédit photo Solenne Jakovsky – (idem pour la photo de couverture)
Un moment fort de ton livre est l’échange avec Cédric Klapisch qui t’a confié « avoir attendu son heure »… Tu voulais revenir avec lui sur une scène symptomatique de la culture du viol qui persiste aujourd’hui. Raconte-nous cette rencontre et ce que tu en as retenu !
Chloé Thibaud – J’ai grandi avec Le Péril jeune, L’Auberge espagnole et la trilogie de Cédric Klapisch, qui était mon réalisateur français préféré lorsque j’étais plus jeune. Aussi, j’étais particulièrement contente qu’il accepte de me rencontrer. Lorsque je l’ai retrouvé dans un café parisien, il m’a immédiatement dit qu’il était content, lui aussi, d’avoir l’opportunité de revenir sur cette scène de L’Auberge espagnole dans laquelle Xavier (Romain Duris) force un baiser sur Anne-Sophie (Judith Godrèche). Je vous laisse bien sûr découvrir notre échange dans le livre, mais ce que j’en ai retenu est finalement assez intime. J’avais cet homme en face de moi, je ne voyais plus vraiment le réalisateur célèbre mais bien un homme, de soixante ans, qui repense à celui qu’il a été plus jeune, celui qu’il est aujourd’hui. Et moi, une femme trentenaire, qui réfléchissait en même temps que lui à tous ces schémas qui nous ont enfermés dans des logiques malsaines.
Je me suis déjà moqué de types trop sages, trop “respectueux”… C’est une conversation qui m’a passionnée, et je salue le fait qu’il ait eu envie de l’avoir et soit capable de se remettre en question.
Tu expliques dans ton livre qu’il existe très rarement de mec vraiment sympa dans les films. Comment décrirais-tu ces profils de « faux gentils » ? A-t-on tout de même des exemples de mecs bien ?
Chloé Thibaud – Oui, il y en a. Depuis la sortie de mon livre, j’ai repensé à Nino Quincampoix dans Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain. Il est chouette, Nino, et j’ai voué un culte à ce film (je vous accorde que je ne suis pas très originale sur ce coup-là). Pour autant, je n’ai jamais fantasmé sur lui… Au début des années 2000, je rêvais bien plus des bad boys et des mecs populaires du lycée que je voyais dans des comédies à la American Pie.
Dans mon livre, je prends l’exemple de la série Charmed : dedans, l’être de lumière Leo est – à mes yeux – assez lisse, il n’a pas le “truc en plus”, il est un peu le cliché du blond ; a contrario, les démons, et en particulier Cole, sont des bruns ténébreux avec bien plus de relief. Je considère, donc, que des qualités telles que la gentillesse, la bienveillance, la loyauté, n’ont pas été rendues érotiques par la pop culture. Et oui, il y a de nombreux exemples de “faux gentils” qui s’avèrent finalement des harceleurs mais dont on fait passer la “persévérance” et l’obsession pour des preuves d’amour.
Pour beaucoup d’entre eux, le fait qu’un mec sympa avec une fille n’arrive pas à conclure/coucher avec elle est perçu comme une injustice. C’est ce qui pousse ensuite les coachs en séduction – toujours des mascus – à dire aux hommes : vous voyez bien que les femmes n’aiment pas qu’on soit gentil avec elles ! Alors n’hésitez pas à les faire morfler !
Une réflexion a particulièrement attiré mon attention dans ton livre : ne pas séparer la femme de l’actrice. Qu’entends-tu par là ?
Chloé Thibaud – Depuis des années, nous entendons beaucoup parler de cette nécessité de “séparer l’homme de l’artiste”, ce qui est particulièrement révélateur de notre culture du viol à la française : “Il a violé des femmes ? Roh, oui, mais regardez les beaux films qu’il a réalisés ! C’est un génie !” Ces mêmes génies, eux, ne séparent pas les femmes des actrices. Je prends l’exemple du réalisateur italien Bernardo Bertolucci. Lorsqu’il réalise Le dernier tango à Paris, il choisit de tourner une scène de viol avec Maria Schneider, sans la prévenir. Le film est sorti en 1972, j’ai déjà entendu les arguments du “C’était une autre époque”, tout ça, mais voici ce que Bertolucci disait en 2013 lors d’un entretien à la Cinémathèque de Paris : “Je ne voulais pas que Maria joue son humiliation et sa rage, je voulais qu’elle ressente la rage et l’humiliation.” Dans une autre mesure, Quentin Tarantino a fait la même chose en maltraitant Uma Thurman lors de différentes scènes de Kill Bill, et Alfred Hitchcock également… La liste est malheureusement longue.
En plein MeToo du cinéma français, tu poses cette question : que faire des œuvres des agresseurs ? Et tu réponds… ?
Chloé Thibaud – Je demande d’abord : pourquoi a-t-il fallu sept ans à la France pour réagir au mouvement MeToo ? Pourquoi avons-nous l’impression que tout ça vient de commencer alors que cela date de 2017 ? Ensuite, je réponds que chacun et chacune est libre de choisir pour soi. Mon livre n’est pas “pro-cancel culture”, je n’invite personne à détruire des DVD ou des Blu-ray. Dans la sphère privée – et heureusement – nous avons le droit de regarder et d’écouter ce que nous voulons. Mais concernant les dessins animés et les productions pour les jeunes spectateurs, j’invite vraiment les parents à en discuter avec leurs enfants, à participer à la construction de leur esprit critique, à évoquer très tôt la notion de consentement. Devant Blanche-Neige, par exemple, il n’est vraiment pas dur de dire à un enfant : “Il ne faut pas embrasser quelqu’un pendant son sommeil, quand on embrasse quelqu’un, on doit s’assurer que la personne en a aussi envie”. En ce sens, j’aimerais que davantage de cartons d’avertissement se trouvent au début des œuvres, lorsqu’on les loue en VOD ou qu’on les regarde en streaming – ce qui est déjà le cas sur Disney Plus, et je trouve ça très bien.
Je comprends qu’on n’ait pas envie de renoncer à des œuvres “cultes”, mais cela ne devrait pas nous empêcher de dénoncer la violence qui se cache derrière ou les actes commis par ceux qui les ont créées.
On sent une persistance particulièrement en France dans la protection de ce que tu nommes « les monstres sacrés ». L’intervention de Macron au sujet de Depardieu est un exemple éloquent. Comment on en vient à bout ? Les femmes s’époumonent et il ne se passe rien : les hommes doivent-il s’y mettre ?
Chloé Thibaud – Je crois que le tournant s’effectue précisément à cet endroit-là. Notre époque fait la transition entre des monstres sacrés et des hommes désacralisés. J’imagine bien que ce soit inconfortable pour eux… Mais qu’est-ce que leur inconfort en comparaison avec les centaines de milliers d’agressions, de viols et de féminicides dont les femmes sont victimes chaque année ? Lorsque Emmanuel Macron a affirmé que Gérard Depardieu rendait fier la France, j’étais encore en pleine écriture de mon livre. Pour être honnête, son intervention m’a reboostée dans un moment où j’étouffais vraiment après des mois et des mois plongée dans mon sujet. En l’écoutant, je me suis dit : purée, il ne faut vraiment, mais vraiment rien lâcher. Récemment, il a tenté de se rattraper dans une interview pour Elle mais nous ne sommes pas dupes, nous n’oublierons jamais ses mots qui ont été d’une violence inouïe pour les victimes. Malgré tout, je ne dirais pas qu’il ne se passe rien. La création de la commission d’enquête relative aux violences commises dans les secteurs du cinéma, de l’audiovisuel, du spectacle vivant, de la mode et de la publicité, est une victoire. Le fait qu’il y ait des coordinateurs-trices d’intimité, des référent-e-s harcèlement sur les plateaux prouve que les choses sont en train de changer. Mais cela est dû aux luttes féministes, à des femmes qui ne lâchent rien.
Tu es sortie épuisée de l’écriture de ce livre, tu as confié « Par moment, je suis nostalgique de la période où Grease me faisait rêver » et, à présent, il faut défendre ton essai malgré les haters : dirais-tu que ce livre est celui qui t’exposes le plus au backlash ?
Chloé Thibaud – Oui, et j’en avais conscience dès le début du projet. Mais, en réalité, le fait qu’il y ait autant de réactions haineuses est le signe que j’ai visé juste, donc je considère ça comme une victoire. Je vais même vous confier quelque chose… Depuis la sortie du livre, je ne réponds à aucun commentaire, mais il m’est arrivé plusieurs fois de prendre le temps de répondre à des haters en messages privés, quand je considérais que ce qu’ils disaient n’étaient pas trop irrespectueux envers moi. A chaque fois, après avoir réexpliqué précisément ma pensée ou après leur avoir envoyé un lien vers un article/une vidéo, nous sommes passés de “Vous avez tort, ce que vous dites est honteux” à “Ah oui, je comprends mieux, bravo à vous”. Je ne plaisante pas, la semaine dernière, l’un de ceux-là à qui j’ai envoyé un article que j’ai écrit sur les gifles au cinéma, m’a carrément répondu “J’adore cet article, il est brillant”. Ce que je regrette le plus, d’une manière générale, c’est le fait que les gens commentent et déversent leur haine sans prendre le temps de lire les articles ou de regarder les vidéos en intégralité. Sur des vidéos qui durent 5-6 minutes, les statistiques indiquent que la moyenne de visionnage est de 20-30 secondes.
Et cela vaut bien au-delà de mon sujet et de ma pomme…
Chloé Thibaud, si tu devais citer des œuvres qui, pour toi, font le boulot de la déconstruction, lesquelles ajouterais-tu à notre liste de films et séries à voir absolument ?
Chloé Thibaud – La dernière œuvre qui m’a profondément marquée est la série Mon Petit renne de Richard Gadd, disponible sur Netflix. Sans trop en révéler, je trouve que son créateur a fait un travail remarquable sur le sujet des violences sexuelles et leurs conséquences immenses. Sur ce thème, évidemment, je recommande aussi I May Destroy You, bouleversante, indispensable, de Michaela Coel.
C’est là toute la différence avec des productions qui font des violences sexuelles un spectacle, de la part de réalisateurs qui se croient subversifs, prétendant livrer au public des œuvres “réalistes” alors qu’elles sont purement voyeuristes et ne racontent pas grand chose d’intéressant. Et oui, je pense notamment à Irréversible de Gaspar Noé.
Découvrez le nouvel essai de Chloé Thibaud aux éditions Les Insolentes (22€) : Désirer la violence, ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer
Crédit photo – Laurie Bisceglia