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L’interview (pas) sage de… Camille Emmanuelle

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“C’est pas compliqué : du sexe et de la tension érotique bien sûr, mais plus de violence. Le héros n’est pas juste dominant, il est dangereux. Type boss de la mafia, ou autre. Il faut que votre héroïne, au départ, soit sous son emprise, qu’elle le craigne et le haïsse carrément. Elle est presque son esclave, en fait. Il faut qu’il l’enferme, qu’il la maltraite, qu’il menace de la violer, ou la viole, même.” Marie Couston est professeure de français et autrice de “romans cucul”. Un (pas) beau jour, son éditrice lui demande de se plier à l’air du temps et d’écrire de la dark romance, le genre littéraire que “toutes les gamines s’arrachent”. Dépitée, Marie se rebelle et choisit de faire mourir son héros principal, l’imbuvable mais super sexy James Cooper. Le souci, c’est qu’il débarque dans la vraie vie… Cucul est le premier roman de Camille Emmanuelle (Verso, Seuil) et s’il est aussi drôle, c’est parce qu’il vise parfaitement juste, entre satire de et hommage à ces histoires archi sexistes dont on ne comprend toujours pas pourquoi elles nous fascinent alors que leurs intrigues sont si prévisibles qu’on aurait pu les écrire nous-mêmes… L’autrice et journaliste s’est prêtée au jeu de l’interview (pas) sage, garantie sans fessée si elle refusait de répondre à nos questions… Eh oui, ici on est chez Le Prescripteur, pas dans Cinquante nuances de Grey !

crédit photo – Marie Rouge

Pour toi, que signifie “être sage“ ?

Camille Emmanuelle – C’est souvent un compliment qu’on entend de la part d’adultes à propos de petites filles, et très peu à propos de petits garçons. Moi, j’ai une fille de neuf ans qui est sage, dans le sens bien élevée, et c’est assez marrant car quand on me dit pendant un dîner avec des amis où elle va prendre un bouquin et lire, “C’est chouette, elle est sage ta fille !”, je vais avoir tendance à contrecarrer en disant “Oui, mais elle fait aussi beaucoup de sport ! Et elle fait très souvent le clown !“. Je ne veux pas qu’on garde l’image de la jolie petite fille dans son coin qui lit un livre et qui ne fait pas de bruit. C’est absurde car je n’ai pas à défendre son image, mais je n’aimerais pas qu’on l’enferme là-dedans.

As-tu été une “petite fille sage” ?

Camille Emmanuelle – Oui ! Dans ma famille, on est trois filles, et il y a eu des cases attribuées à chacune : l’aînée très jolie, la cadette sportive, et la dernière intello. Je suis la dernière ! Comme si on ne pouvait pas être les trois à la fois… C’était la blague familiale : si on me posait quelque part, on pouvait me récupérer trois heures plus tard au même endroit avec un livre. Mes sœurs passaient à côté de moi, elles se moquaient, mais je ne disais rien parce que j’étais concentrée. Ceci étant dit, mon père faisait pas mal de vidéos quand ils nous voyaient, et en regardant celles où je suis, je vois une petite fille qui court partout, qui fait des sketchs devant la caméra… Entre l’image qui était construite de moi presque comme une enfant amorphe, qui a un problème, et celle que je perçois de ces images de vacances et de week-ends, il y a tout un monde, une pluralité de comportements et de personnalités.

Aujourd’hui, est-ce que tu te définis comme quelqu’un de sage ?

Camille Emmanuelle – Non. J’adore toujours lire, écrire est mon métier, mais je ne suis pas posée dans un coin sur un coussin toute la journée. J’ai fait une crise d’adolescence à retardement, vers trente ans, liée à la fois à mon évolution personnelle et professionnelle. Entre 25 et 30 ans, j’étais plutôt partie pour une vie sage : j’avais fait les grandes études comme il fallait, hypokhâgne, khâgne, Sciences Po, j’avais trouvé un CDI dans une agence culturelle, je m’étais maquée, c’était l’autoroute ! Mais j’ai quitté tout ça, le CDI, le mec et l’appart confortable, pour devenir journaliste cul. Ou plus concrètement, journaliste travaillant sur les questions de sexualité, de féminisme et de genre. C’était une prise de risque financière et personnelle, mais la façon dont on représentait qu’une femme devait jouir, devait être ni trop salope ni trop prude, touts ces injonctions contradictoires me devenaient de plus en plus inconfortables. Ça a été pour moi une exploration journalistique de ce que j’appelle les contre-cultures sexuelles, et je suis sortie de la sagesse car il a fallu expliquer à mon entourage que oui, j’avais fait Sciences Po, mais que j’étais journaliste cul, à un moment où il n’y avait pas grand monde qui parlait de ces sujets. Quand j’ai commencé, mes collègues et modèles étaient Maïa Mazaurette, Agnès Giard, Ovidie et Sophie Bramly. J’ai rencontré ces femmes et je me suis créé une bande de personnes pas sages.

Dirais-tu que Marie, l’héroïne principale de Cucul, est une femme sage ?

Camille Emmanuelle – Non, elle ne l’est pas ! On me demande souvent si Marie c’est un peu moi. Je réponds que c’est celle que j’aurais peut-être aimé être : plus cash, elle dit ce qu’elle aime ou pas dans sa vie sexuelle alors que moi j’ai mis des années à oser dire les choses… Elle est plus trash et, en même temps, elle n’est pas complètement déglingo dans le sens où elle est prof dans un lycée catho et qu’elle écrit de la romance en cachette, ce qui nécessite d’avoir une discipline. Au stade où on la rencontre, elle s’est émancipée de pas mal d’injonctions, elle est confrontée à ses jeunes élèves de quinze, seize ans, qui ont un féminisme différent du sien. Marie est dans une ambivalence dans ses rapports amoureux, érotiques, et la vie fait qu’elle va évoluer sur ses pensées féministes –  nos féminismes bougent avec le temps !

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Cucul, de Camille Emmanuelle (éditions verso – 19,50€)

Dès le départ, en refusant de se soumettre aux demandes de son éditrice, Marie se rebelle. Est-ce que ton roman est une invitation à sortir de nos zones de confort, à nous montrer moins dociles et plus critiques face aux produits culturels – patriarcaux ! – qu’on nous donne à voir, lire ou entendre ?

Camille Emmanuelle – C’est une invitation à rire de ce sujet, parce que c’est une comédie : je ris avec et je ne ris pas contre. L’idée, c’est de se dire “On est d’accord les meufs qu’il y a des ficelles d’écriture qu’il serait temps de faire bouger car quand on lit une romance on en a lu vingt-deux ?”.

C’est super de dévorer des bouquins, des histoires d’amour, des rom com, mais pour autant on peut réfléchir aux messages répétés sur l’homme qui est séduisant parce que c’est un gros connard, dangereux et menaçant !

Camille Emmanuelle, autrice de cucul

Je sais bien que ce ne sont que des récits, et je ne veux pas les censurer, mais les récits impactent nos façons de voir le monde. On a été biberonnées aux séries et films mettant en valeur la figure du bad boy et je pense qu’à vingt ans j’étais le genre de meuf à sortir que tel mec était “trop gentil” et donc pas sexy. Vous pouvez lire ce que vous voulez mais avec un regard critique et peut-être vous ouvrir à d’autres lectures.

Il y a d’autres façons de raconter l’amour et le désir.

Camille Emmanuelle, autrice de cucul

Quelle est la dernière fois où tu n’as pas été sage ?

Il y a cinq ans, quand j’ai arrêté de boire de l’alcool. La sobriété, l’abstinence, ça sonne un peu sagesse.

Camille Emmanuelle, autrice de cucul

Mais on est dans une société où l’alcool est omniprésent et associé à quelque chose de festif, joyeux, créatif, fun, alors quand on arrête de boire, on passe tout de suite pour la rabat-joie. J’ai tenu à cet arrêt d’alcool car j’étais sur une pente glissante vers l’addiction, et je considère que c’est rebelle et badass d’arrêter de boire ! Mon mec, qui a arrêté en même temps que moi, me disait qu’il faut vivre l’arrêt d’un produit stupéfiant comme une expérience stupéfiante en soi ! Une expérience sur le corps, la psychologie. J’ai aussi eu besoin de role models autour de moi, de femmes pas sages. J’ai discuté avec Virginie Despentes qui est sobre depuis des années, avec qui j’ai pu parler d’addiction et d’alcool. S’il y a bien une personne qu’on ne peut pas considérer comme pas punk, c’est elle… et pourtant, elle ne boit pas !

Nous connaissons toutes et tous l’archétype du “vieux sage”. As-tu en tête une figure de “vieille sage” qui t’inspire ? 

Camille Emmanuelle – Thérèse Clerc ! Je l’avais rencontrée pour une rubrique de Brain Magazine où je voulais mettre en valeur des personnes âgées ayant participé d’une façon ou d’une autre à la révolution sexuelle. Thérèse a été une très belle rencontre car elle a découvert beaucoup de choses sur le tard : le plaisir, le féminisme, le militantisme, aussi le fait qu’elle était lesbienne, après la mort de son mari, et tout ça après soixante ans ! Mais elle avait déjà commencé car elle aidait des femmes à pratiquer l’avortement chez elle avant la loi Veil. C’était vraiment une vieille sage, dans un militantisme très fort et en même temps très joyeux. Je me rappelle, vers 80-85 ans, elles venaient de se faire le même tatouage, elle et sa fille, le symbole féminin.

Thérèse Clerc est le genre de figure féministe qui m’attire. Parfois, le militantisme peut rendre aigre, dure. Il y en a, comme elles, qui arrivent à se protéger de l’aigreur.

Camille Emmanuelle, autrice de cucul

Avant de nous quitter, quel serait ton conseil de vieille sage ?

Camille Emmanuelle – Eh, je ne suis pas si vieille ! (rires) Mon conseil serait de lire Et si les femmes avaient le droit de vieillir comme les hommes ? de Amanda Castillo, c’est vraiment super. C’est une journaliste et autrice qui fait sa propre introspection sur son rapport à la vieillesse. Elle va chercher des figures de femmes pour qui la vieillesse n’a pas été une décrépitude, elle parle de la double injonction qui leur demande de ne pas vieillir mais de ne pas abuser non plus de la chirurgie car c’est ridicule, de la valorisation des hommes de 70 ans qui sont avec des femmes de 25 ans et deviennent pères… C’est un essai politique qui a eu un effet de développement personnel, comme un antidote.

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