Rencontre avec le lauréat du Grand Prix de la Photographie du Festival d’Hyères 2017, dont l’apparente timidité ne dure que le temps d’un cliché. Daragh Soden, 27 ans, Irlandais exilé à Londres et parfois nomade en France (il vient de passer plusieurs semaines chez nous pour des shootings et des rendez-vous), a encore beaucoup à montrer, à dire et à redire, en photo, sur Skype et dans la vie. La preuve ici.
Comment en es-tu venu à la photographie ?
J’y suis venu assez tard finalement, puisqu’à l’école j’étais meilleur en maths et en sciences qu’en arts, et qu’ensuite j’ai démarré des études d’ingénieur à l’université de Dublin. C’est en les abandonnant au bout de 2 ans sur les 4 nécessaires au diplôme que je me suis orienté vers un parcours plus créatif : d’abord avec un programme d’études court en film et production TV, puis avec un job en post-production que j’ai décroché suite à cette formation. C’est là que j’ai commencé à prendre des photos, et que je me suis rendu compte que la photographie avait le mérite d’allier à la fois mes possibilités créatives et mes compétences techniques : elle faisait appel à ce que j’avais de meilleur.
Et donc tu as décidé de t’y consacrer complètement ?
Oui, je suis parti au Pays de Galles pour intégrer l’école de photographie de Newport et le cursus de Photographie Documentaire, que nombre des photographes que j’admirais avaient suivi avant moi, c’est ce qui m’a motivé à m’inscrire. J’ai obtenu mon diplôme l’année dernière, et depuis je vis et travaille à Londres.
The « Young Dubliners » Project
Le projet que tu as présenté à Hyères intitulé « Young Dubliners » a été shooté durant plusieurs étés à Dublin. Qu’est-ce qui t’a donné cette idée ?
J’essaie toujours de livrer un travail très personnel, réaliste et sincère. Pour « Young Dubliners » j’ai fait un saut dans le passé et dans ma jeunesse ; je l’ai vécue dans un contexte et une culture qui ont fait de moi ce que je suis à présent. J’ai revisité mes jeunes années en photographiant les ados d’aujourd’hui à Dublin, et en y associant mes souvenirs de cette période adolescente dans des textes autobiographiques qui accompagnent les images.
Peux-tu nous en dire plus sur ces textes ?
Bien sûr ! D’abord il faut préciser que je n’ai jamais voulu parler à la place de mes sujets, ou que mon travail aurait eu la prétention de leur donner une voix ou un couloir d’expression. En revanche, j’ai associé à ce projet une prise de parole très personnelle et autobiographique. La partie écrite de « Young Dubliners » condense les événements de toute mon adolescence dans l’espace de la journée typique d’un ado, avec ses hauts et ses bas, ses excitations et ses déceptions. Certains événements sont quasi-fidèles à ce que j’ai vécu, tandis que d’autres sont purement imaginés, mais parfois il y a plus de vrai dans la fiction que dans la réalité.
Quelle a été ton approche sur le terrain ?
J’ai pris des photos partout dans Dublin. Les sujets y sont unis dans leur jeunesse, mais divisés par la ville et ses différents quartiers. Même si leurs circonstances personnelles et passées sont différentes, leur futur sera unanimement affecté par les conséquences des décisions prises d’en haut, que ce soit au niveau local et national en Irlande, mais aussi par la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International, auprès desquels le pays est très endetté…
Tes photos nous emmènent loin du cliché qu’on peut avoir des Irlandais : roux, blancs, etc… Comment abordes-tu cette notion de diversité dans ton travail ?
J’avais conscience de ces stéréotypes, mais également du fait qu’ils ne correspondent ni au Dublin dans lequel j’ai grandi, ni à celui d’aujourd’hui. La diversité des sujets reflète la diversité réelle qu’on peut trouver à Dublin. Je suis retourné sur les lieux de mon adolescence, j’ai écumé les rues et les banlieues, la diversité des sujets que j’ai pu y rencontrer correspond à celle que j’ai trouvé dans ces endroits.
Tu as aussi choisi de partager avec nous deux photos de ton nouveau projet encore inédit ?
Oui, « Queens & Me » est une série de photos en grand format sur le thème des drag queens ; à la manière d’un documentaire, ils sont capturés dans leur environnement familier. Dans leurs performances, les deux genres sexuels sont à la fois subvertis et réaffirmés : car même si la plupart des drag queens se proclament « gender fluid », leurs performances les amènent à imiter le genre opposé, et donc à confirmer les barrières qui existent entre masculin et féminin.
Ce travail vise à questionner les structures sociales et les constructions qui peuvent nous cantonner à des rôles sociaux rigides. Le spectateur est invité à regarder de près et à exercer un œil critique sur ce que la société attend de nous en tant qu’individus.
Par la même occasion, je me mets en scène dans les photos, appelant ainsi à la critique sur moi-même et sur mon travail. C’est donc aussi une mise en abîme du travail photographique, inspirée par des artistes comme Edouard Manet ou Jeff Wall, mais avec un filtre contemporain.
Et pour finir quelle serait la question que tu aurais aimé qu’on te pose ?
Je ne suis pas bon pour poser des questions, à l’oral ou à l’écrit, en revanche j’espère arriver à le faire dans mes photos. Je pense que le rôle d’un artiste aujourd’hui est de susciter un questionnement et une réflexion chez le spectateur, notamment vis-à-vis des structures sociales existantes de vie et de pensée, qu’on a tellement intégrées qu’on a du mal à les remettre en question. Donc pour moi, la meilleure question que peut poser un artiste est de débusquer ces structures invisibles grâce au medium choisi, et que leur découverte par le spectateur déclenche chez lui une réflexion et une critique de ces structures qui contribuent à déterminer si fortement notre identité.