Jane Evelyn Atwood est une photographe franco-américaine, installée à Paris depuis 50 ans et reconnue pour son travail d’une force rare, tout particulièrement celui réalisé auprès des prostituées de la rue des Lombards, à Paris : série photos fondatrice de son élan créateur. Invitée d’Antoine de Caunes dans son émission Profession Photographe sur Canal + (à ne pas manquer le 19 avril prochain), elle nous a parlé sans filtre de sa passion pour la photographie.
Vous insistez sur le fait que vous êtes franco-américaine, même si vous vivez en France depuis de nombreuses années. Qu’avez-vous gardé de très américain en vous ?
Mon accent ! (rires) Il ne m’a jamais quitté, même après 50 ans. Je ne l’aime pas du tout d’ailleurs, mais il paraît que les Français adorent l’accent américain.
Vous participez à l’émission d’Antoine de Caunes pour parler de votre profession de photographe, est-ce plutôt une vocation ?
Je parle plutôt d’une passion photographe. Si je n’avais pas cette passion, je ne pourrais pas faire à fond ce que je fais. Qu’il s’agisse d’une commande ou d’un travail personnel, j’essaie toujours de donner le meilleur de moi-même. Cela relève profondément de la passion.
Votre travail consiste à dévoiler une iconographie des réalités du monde, même les plus sombres… D’où vous vient cet attrait ?
C’est vrai, je suis attirée par les sujets difficiles. J’ai conscience que cela vient de moi, de mon histoire personnelle dont je ne souhaite pas parler ! Ma créativité est née de ce qui a en moi.
Pendant un an, j’ai passé toutes mes nuits dans cette maison de passe. Au début, je ne photographiais que Blondine et puis peu à peu, d’autres prostituées m’ont donné l’autorisation de les photographier.
Votre première série auprès des prostituées, au 19 rue des Lombards à Paris, est l’expérience fondatrice qui a fait naître votre méthode de travail singulière. Racontez-nous son contexte.
Tout a commencé par une rencontre : une dame m’a confié connaître une prostituée. J’ai sauté sur l’occasion, j’étais très curieuse et fascinée par elles. Il faut savoir que je n’avais jamais croisé de prostituées avant de venir à Paris. Je les voyais comme des stars : maquillées, apprêtées de tenues incroyables, avec beaucoup de bijoux. J’ai voulu les connaître. Je suis allée rue des Lombards, j’y ai rencontré Blondine, la figure principale de mon tout premier livre photos. Pendant un an, j’ai passé toutes mes nuits dans cette maison de passe. Au début, je ne photographiais que Blondine et puis peu à peu, d’autres prostituées m’ont donné l’autorisation de les photographier. Blondine est toujours restée ma principale alliée. Elle m’a guidée, dit quand je pouvais prendre des photos ou non. Au fur et à mesure de mes clichés, je me suis dit que j’allais pouvoir réaliser un livre avec cette série qui se dessinait.
Aujourd’hui, tout le monde peut faire de belles photos, mais pour réaliser un travail comme le mien, il faut passer par une immersion. C’est la seule chose que nos appareils aussi performants soient-ils ne peuvent pas copier.
Que vous a appris cette première expérience photos auprès des prostituées ?
Enormément de choses. Quand j’étais dans la maison de passe, je ne pensais pas que tout ce qui m’arrivait là-bas allait complètement participer à la mise en place d’une méthode de travail qui n’allait plus me quitter. Cette expérience a été mon école de la photographie.
Maintenant, dans tous les projets que j’entreprends, j’ai besoin de temps. Du temps pour connaître réellement les gens que je photographie, créer un échange sincère pour aller en profondeur. Aujourd’hui, tout le monde peut faire de belles photos, mais pour réaliser un travail comme le mien, il faut passer par une immersion. C’est la seule chose que nos appareils aussi performants soient-ils ne peuvent pas copier.
J’ai aussi appris le travail de la lumière et de la non lumière ! J’ai dû réaliser nombre de photos sans flash dans un couloir sombre éclairé par une faible ampoule.
J’ai appris la patience car j’ai passé des nuits entières sans réaliser de photos. Toutes les prostituées n’étaient pas d’accord pour que je les photographie.
J’ai appris qu’écouter est aussi important que regarder. Ecouter peut vous sauver la vie quand vous faites un travail comme le mien.
J’ai aussi beaucoup appris sur le rapport à l’argent et sur le manque d’argent qui a une influence sur la relation hommes/femmes.
J’ai appris à ne pas être trop gourmande dans mon travail photographique : je n’étais qu’un visiteur dans ce monde, c’était un privilège qui m’était accordé, à moi de ne pas en abuser.
Cette série photos m’a aussi beaucoup appris sur l’aspect légal du droit à l’image pour me protéger légalement. J’ai aussi fait très attention à la façon dont mes photos ont été par la suite utilisées et exposées pour ne pas dénaturer mon propos.
Quand vous dites que votre travail a parfois mis votre vie en danger, avez-vous songé certains instants à cesser la photographie comme vous l’entendez ?
J’ai eu de temps en temps peur pour ma vie, mais cela n’a jamais arrêté ma volonté de réaliser des photos. Je ne suis pas une photographe de guerre, mais il est vrai que lorsqu’on réalise une série sur la légion étrangère par exemple, on peut être amenée à se retrouver dans une zone de combat. Bien sûr, je me suis parfois sentie chanceuse de rentrer en un seul morceau, mais je n’ai jamais cessé de vouloir continuer la photo. Je me souviens qu’avec toute la nouvelle législation qui a encadré le droit à l’image en France, je me suis beaucoup questionnée sur la manière de pouvoir continuer à faire ce que je fais. Mais je ferai de la photographie jusqu’à mon dernier souffle.
Une des choses essentielles à avoir en tête, c’est qu’être trans à l’époque où j’ai réalisé mes photos signifiait forcément être une prostituée. C’était la seule façon pour elles de gagner de l’argent, tellement elles étaient détestées et incomprises.
Vous n’avez dévoilé vos photos des prostituées transgenres de Pigalle seulement en 2018 lors des Rencontres de Arles, alors qu’elles avaient été prises 30 ans plus tôt. Pourquoi ?
Lorsque j’ai terminé mon travail rue des Lombards, Blondine m’a parlé d’un de ses très bons amis trans qui travaillait à Pigalle. J’y suis allée, j’ai rencontré Barbara et j’y ai passé un an. Mais sortant de la rue des Lombards, j’ai trouvé ce travail moins fort. J’ai seulement dévoilé une photo intitulée « La Nue » dans mon livre paru en 2010 aux Editions Actes Sud. Toutes les autres photos étaient inconnues ! Et puis un jour, un ami trans m’a dit que je devais présenter cette série, et lorsque j’ai vu combien le quartier de Pigalle avait complètement changé avec ses restau’ et ses jolies boutiques, j’ai souhaité la montrer.
Une des choses essentielles à avoir en tête, c’est qu’être trans à l’époque où j’ai réalisé mes photos signifiait forcément être une prostituée. C’était la seule façon pour elles de gagner de l’argent, tellement elles étaient détestées et incomprises. Aujourd’hui, la situation reste dure, cela doit changer encore plus, mais les trans font de plus en plus entendre leurs voix.
Quels sujets vous intéressent particulièrement aujourd’hui ?
Ce ne sont pas les sujets qui manquent ! Mais je n’aime pas dévoiler un sujet avant la publication de mon travail. Ce que je peux te dire, c’est que j’ai exposé il y a quelque temps un travail en Italie qui va faire l’objet d’un livre en France prévu pour cette année. J’ai également un autre travail à paraître en 2022…
Qu’est-ce qu’une bonne photographie selon vous ?
C’est une photographie qui émeut. Cela m’est égal si elle est sauvagement prise, si la composition est maladroite. Si ça te frappe tout de suite, c’est une bonne photographie.
Beaucoup de gens veulent faire de la photo mais ce n’est rien d’être photographe. Il faut avoir quelque chose à dire. Si tu n’as rien à dire, cela ne va pas marcher.
Que faut-il pour faire un bon photographe ?
Beaucoup de gens veulent faire de la photo mais ce n’est rien d’être photographe. Il faut avoir quelque chose à dire. Si tu n’as rien à dire, cela ne va pas marcher. Mais si tu as quelque chose à dire, il faut trouver tous les moyens possibles pour réaliser ces photos, trouver coûte que coûte de l’argent à droite à gauche pour financer ton projet. Il existe un paradoxe aujourd’hui qui fait que la photo est omniprésente dans nos vies, mais qu’il est très difficile d’en vivre. Si on a un message à faire passer, il ne faut pas s’arrêter face à des contraintes financières et foncer.