Nous sommes dans la France des années 1820. Des romans atypiques envahissent les vitrines des libraires et rencontrent un succès fulgurant. Histoires sentimentales et tragiques, amours contrariées, injustices sociales… Ces romans passionnent le public. Mais qui en est l’auteur ? Car ils sont publiés de manière anonyme. Qui est donc cet auteur qui ne veut pas dire son nom ? Il s’agit de la duchesse de Duras (1777-1828), femme de lettres éclairée, qui tient le salon littéraire le plus important de Paris. Une romancière au sommet de sa gloire il y a deux cents ans… effacée par l’Histoire… qui sort enfin de l’oubli.
Cet article est signé Blanche Cerquiglini, responsable éditoriale des collections Folio classique, Folio théâtre et Folio+Lycée aux Éditions Gallimard. Blanche fait partie des plumes littéraires du Prescripteur…
Qui est Claire de Duras ?
Claire de Kersaint (épouse Duras) est une femme de la noblesse bretonne (elle est née à Brest) contrainte à vivre en exil après la Révolution (son père, qu’elle adore, fut un député progressiste, guillotiné en 1793). Elle vit alors en Martinique (d’où est originaire sa mère), en Angleterre, en Suisse. De retour en France en 1808, sous la Restauration, elle participe à l’émulation intellectuelle et artistique du Paris post-révolutionnaire et pré-romantique.
Claire de Duras se démarque par son intérêt pour l’esprit critique, par son sens politique et par sa défense de l’abolition de l’esclavage. En littérature, elle s’intéresse aux thématiques romantiques par excellence que sont le sentiment amoureux, la solitude, l’appel de la nature et la place de la spiritualité, mais aussi à des questions plus politiques : les différences de classes, de genre, de couleur de peau.
Dans ses romans, elle met en scène des êtres animés par la passion et pourtant freinés dans leur élan : des exilés, des étrangers, des parias. Elle montre que les différences de classe, de genre et de couleur de peau ne doivent pas être des freins à l’épanouissement de l’individu et au progrès de la société.
Il est temps de redécouvrir cette romancière en avance sur son époque et injustement effacée de l’histoire littéraire, au profit d’auteurs masculins.
Que raconte la romancière ?
Ourika retrace l’histoire (vraie) d’une petite Sénégalaise sauvée de l’esclavage et accueillie dans une famille de l’aristocratie française, où elle croit être pleinement intégrée car elle est élevée comme une petite Française. Mais, arrivée à l’âge de femme, on la renvoie à sa différence : elle ne peut pas épouser l’homme qu’elle aime et se retrouve condamnée au célibat, parce qu’elle est noire.
Dans Edouard, un jeune homme se refuse à épouser la femme qu’il aime, et dont il est aimé, parce qu’il lui est socialement inférieur ; il sacrifie leur amour pour ne pas la dégrader par une union qui la rabaisserait.
Le héros du roman Olivier est un jeune homme qui s’obstine à refuser tout engagement amoureux car il cache un lourd secret. Serait-il impuissant sexuellement ? Ou des liens de sang l’uniraient-ils à celle qu’il aime ? Ecrit en 1822, ayant inspiré Stendhal pour son roman Armance qui traite également de l’impuissance (sujet tabou à l’époque, surtout pour une femme !), le roman ne sera publié qu’en 1971 !
Le Moine du Saint-Bernard raconte la perte de la foi d’un prêtre et sa relation amoureuse impossible.
Dans En Bretagne, deux jeunes enfants, seuls rescapés d’un naufrage et orphelins, sont recueillis par des châtelains qui s’attachent passionnément à eux. On devine que les deux enfants, sans doute frère et sœur, vont s’éprendre l’un de l’autre…
Le Paria met en scène un homme né dans la classe des parias en Inde, qui a voulu venir en France, espérant trouver un pays où tous les hommes étaient frères. Sa déception, jointe au froid climat de l’Europe, l’ont affaibli. Il n’a plus qu’un seul désir : revenir dans sa patrie.
Ces trois derniers textes étaient restés inédits depuis leur rédaction dans les années 1820… jusqu’à leur récente redécouverte, et leur publication.
Marie-Bénédicte Diethelm a pu consulter, chez les descendants de l’autrice, des manuscrits retrouvés dans des caisses. Ils n’avaient pas été ouverts depuis la mort de l’autrice en 1828. Le mythe du manuscrit retrouvé, du tableau qui réapparaît dans un grenier, oublié là par d’anciens propriétaires… Eh oui, parfois les mythes s’incarnent, et deviennent réalité. J’ai publié ces textes en « Folio classique ».
Si ces textes sont restés inédits, c’est que Claire de Duras a toujours choisi la discrétion
Elle ne voulait pas publier ses romans sous son nom. Le contrat avec son éditeur pour Ourika, signé en 1824, stipule qu’il n’y aura pas de nom d’auteur sur la page de titre. C’est donc sa volonté expresse que de rester dans l’anonymat. Mais le succès du roman est tel que tout le monde veut savoir qui se cache derrière. Le tirage de 3000 exemplaires est épuisé dès la première semaine. Un journal affirme que la question du moment est la suivante : « Avez-vous vu Ourika ? Avez-vous lu Ourika ? »
Son roman devient un best-seller, traduit et imité dans toute l’Europe. Une véritable mode « à l’Ourika » se développe : les femmes s’habillent et se coiffent comme l’héroïne du roman. Des produits dérivés déferlent dans les magasins : « Châles Ourika, bonnets Ourika, chapeau Ourika, couleur Ourika, tout devait être à l’Ourika », témoigne une contemporaine, la comtesse de Bassanville, en 1824. Cette mode durera une bonne vingtaine d’années. Claire de Duras aura été, malgré elle, une influenceuse ! Ironie de l’Histoire : Ourika, la jeune fille noire, est devenue icône des élégantes Parisiennes…
Mais le roman est également copié et plagié, contre la volonté de l’autrice, par des auteurs qui profitent de son succès. C’est ce qui la décide à sortir du bois, pour se défendre, pour expliquer qu’elle n’est pas responsable de ces sous-productions.
Claire de Duras était une femme éclairée, libérale, tolérante, qui prônait, dans son salon littéraire, dans sa correspondance et dans ses romans, le dialogue et la confrontation des opinions contraires. Mais ce n’était pas une idéologue. Pas une féministe avant l’heure. Elle ne voulait pas porter d’étendard.
Deux de ces textes sont des ébauches : il est très émouvant de voir la page du manuscrit interrompue en plein milieu… L’autrice a été arrêtée en plein vol, morte prématurément à 51 ans, en 1828, en pleine gloire littéraire. Qui sait si d’autres textes ne surgiront pas dans quelques années…
J’ai choisi de lui rendre justice, en lui redonnant la parole
Ses trois grands romans (Ourika, Edouard, Olivier) avaient déjà été publiée en « Folio classique » en 2007. Mais c’était une édition de son temps, et la préface de l’académicien Marc Fumaroli (grand spécialiste de Chateaubriand) en témoigne. Il faut se replonger dans cette époque, pourtant pas si ancienne !
Claire de Duras ne s’appelait pas « Claire » mais « Madame de Duras » (comme si la galanterie avait quelque chose à voir avec la littérature !) Elle n’était pas autrice mais auteur. Tout comme Marie-Bénédicte Diethelm était qualifiée par le préfacier d’« ingénieux et savant éditeur ». Les professions intellectuelles se disaient au masculin, ou au « neutre », comme si le genre importait peu (avec ce sous-entendu implicite : les femmes intelligentes sont des hommes). Comme si l’individu devait s’oublier derrière sa fonction.
On mesure le chemin parcouru…
Quinze ans après, j’ai confié l’édition à une femme, Marie-Bénédicte Diethelm, qui a rédigé la préface, les notes et les analyses, et qui a déchiffré (pour la première fois !) les textes inédits. J’ai intitulé le livre Œuvres romanesques (et non pas : Ourika et autres romans), pour bien signifier l’importance de l’œuvre, et faire comprendre que l’autrice ne se réduit pas à son roman le plus célèbre. Et pour signifier le poids de cette œuvre : l’édition précédente faisait 400 pages, la nouvelle en fait 620. Une grande autrice est née, qui (je l’espère) ne disparaîtra plus de l’histoire littéraire française et de la mémoire collective.
Cette extraordinaire aventure éditoriale nous apprend qu’il faut toujours replacer les livres et les auteurs dans leur contexte. Accepter qu’une femme ne veuille pas publier sous son nom, pour des raisons qui lui appartiennent, même si cela nous choque. Et respecter ce choix. Mais il nous revient aussi, 200 ans après, de la faire pleinement entrer dans la grande et prestigieuse histoire littéraire.