Il n’y a rien de plus mystérieux que de rencontrer UNE chef d’orchestre. Déjà parce qu’elles sont rares et surtout parce qu’elles exercent l’un des métiers les plus magiques et mystiques de notre ère. Rencontre avec Deborah Waldman, cette chef (et jeune maman !) prête à montrer que les femmes ont leur place dans la direction classique.
Qu’est-ce qui t’a amené à la musique ?
Cela remonte à la naissance. Je suis née dans une famille de musiciens. Ma mère faisait de la guitare classique et du piano et plus tard, elle est aussi devenue chef d’orchestre en Argentine ! Mon père est musicien guitare classique. Au départ, mes parents ne jouaient pas du classique, ils étaient plutôt dans la musique populaire, le classique est venu plus tard. J’ai connu ma mère en études à la fac, car nous avons seulement 20 ans d’écart. Je me souviens l’avoir vu travailler son chant. Elle me posait des questions, me faisait écouter des musiques et me demandait de qui elles étaient… J’ai baigné dans la musique depuis le berceau.
Tes frères et soeurs ont connu le même destin que toi ?
Non, parmi mes frères et soeurs, je suis la seule à m’être dirigée vers la musique. Je suis la 2ème d’une fratrie de 4 : ma grande soeur est médecin, mon petit frère est dans l’informatique et l’autre est agriculteur ! J’ai eu la chance que ma mère voit tout de suite en moi cette attraction pour la musique.
Comment la musique t’a attiré à elle ?
La musique, pour moi, ce n’est pas juste un son, mais une manière de communiquer sans parole, c’est comprendre sans parole. C’est cela qui m’a plu, tout de suite.
L’histoire a donc démarré avec quel instrument ?
Le piano, à l’âge de 7 ans ! Même si je souhaitais absolument jouer de la flûte traversière. Mais comme il n’y avait pas de professeur de flûte dans mon village, j’ai commencé par le piano. Il faut savoir que j’ai vécu de mes 4 ans à mes 10 ans dans un kibboutz en Israël : c’étaient des petites communautés communistes qui se sont installées en Israël dans l’idée de participer à la création du pays, c’était le rêve de ma mère, idéaliste à l’époque. Les habitants travaillaient tous pour la communauté. Les enfants ne vivaient pas avec les parents mais tous ensemble dans une maison à part. En tant que musicienne, cela m’a beaucoup marqué car dans un kibboutz on chantait tout le temps entre enfants, on célébrait toutes les fêtes juives même si le kibboutz était laïque. Il y avait un sens communautaire très fort.
Tu as fini par quitter le kibboutz ?
Oui, à 11 ans j’ai déménagé dans une ville à côté du kibboutz, puis en Argentine, où j’ai pu commencer la flûte traversière à l’âge de 14 ans ! J’en avais déjà une avec laquelle j’arrivais à produire des sons naturellement. Quand je suis arrivée en Argentine, je ne parlais pas espagnol, j’étais complètement dépaysée. La musique est devenue ma raison d’être. Ma façon de communiquer.
Quelles sont les études à suivre pour devenir chef d’orchestre ?
Il n’y a pas de chemin unique pour la direction. Certains quittent la classe de direction et dirigent tout de même. Moi j’ai essayé de passer par LE parcours. On naît chef mais on doit aussi le devenir. On le devient dans la durée, avec la formation. Il faut connaître la musique, avoir touché à un instrument, c’est certain. Mais être chef d’orchestre, c’est surtout avoir une conviction, défendre un texte : c’est cela mon travail.
Comment abordes-tu une partition ?
J’ouvre les partitions comme un livre. C’est un vrai travail spirituel car je n’ai pas l’orchestre avec moi. Mais je l’ai dans ma tête. Ma lecture est un son. Je peux chanter de temps en temps, mais je rends surtout chaque signe signifiant : je lis ma partition par phrase et paragraphe pour en dégager un tout, une conviction à défendre auprès de l’orchestre. En amont, il faut que j’ai une idée très claire de l’interprétation, que j’en ai saisi l’esthétique que je souhaite offrir. Je cherche à rester très proche du compositeur, de sa volonté première. Une fois mon discours construit, je réfléchis aux questions techniques comme les coups d’archet par exemple. Evidemment les musiciens que je dirige sont tous experts et excellents. Je m’appuie beaucoup sur leur compétence. Je ne viens pas leur dire comment faire. Je suis là pour leur dire ce que, eux, ne peuvent pas trouver tout seuls.
Qu’est-ce qu’un orchestre ne peut pas trouver sans chef ?
Il ne peut pas trouver la globalité. Il faut quelqu’un qui mène le bâton. Le chef de pupitre unifie les sons. Moi, j’arrive avec mon idée esthétique et sonore, et au moment de la répétition, je dois la leur faire comprendre avec le moins de parole possible car les musiciens ne sont pas là pour parler, ils sont là pour jouer ! (rires)
C’est presque de la magie…
Oui un peu, il y a quelque chose de magique dans la communication. Mais cela dépend des pays. En France, on est très cérébral, on attend de vous la parole. Mais la musique va au delà de la parole. Parfois les musiciens me demandent pourquoi je les ai fait recommencer un passage et je leur réponds que je n’ai pas besoin de leur dire : avec un simple geste de ma part, ils l’ont parfaitement exécuté la seconde fois. Certaines choses ne s’expliquent pas mais se dégagent dans l’échange d’énergies. Vous prenez 3 chefs d’orchestre différents qui dirigent le même orchestre, le son sera différent. parce qu’on est différent, le chef amène tout ce qu’il a à l’intérieur de soi. C’est très complexe comme relation.
Qu’espères-tu apporter personnellement aux orchestres que tu diriges ?
Ce que j’aimerais dégager en tout cas c’est une sorte de générosité dans le son. Je veux que le dernier contrebasse se sente connecté au dernier violon. J’aimerais qu’on rentre dans le son de l’autre. Vous pouvez jouer en même temps que quelqu’un sans que cela soit vraiment ensemble. C’est ensemble dans le timing mais pas ensemble dans l’esprit. Le rôle que je me donne c’est cela : amener tout le monde dans le même esprit. J’ai cette vision et si tout le monde adhère, cela donne ce souffle formidable.
Comment crées-tu l’adhésion des musiciens ?
Il faut attendre patiemment le moment où l’orchestre vous écoute. Le chef doit apprendre à capter le moment où les musiciens sont en attente et où le moindre mot prononcé fera partir l’orchestre.
Qu’est-ce qui te nourrit ?
La peinture, la philosophie et l’exégèse des textes, que j’étudie. Je fais beaucoup marcher mon cerveau pour réfléchir autrement. J’aime les artistes byzantins, j’aime beaucoup Paul Klee. Son oeuvre en soi n’était pas très frappante en beauté mais l’idée derrière l’oeuvre était tellement excitante que cela a pris le dessus. Avant j’étais trop dans l’oeuvre seule, maintenant je m’intéresse à la démarche.
Tu as deux enfants, dont un petit garçon qui est né il y a quelques mois. Comment as-tu géré l’arrivée de ta grossesse dans ta carrière ?
Il faut savoir que ma fille a 7 ans et demi, j’ai fait carrière entre mes deux enfants, car j’avais envie de reprendre ma carrière, chaque enfant est toujours un temps de pause professionnelle. Et puis j’ai senti le besoin d’avoir un second enfant. J’ai dirigé jusqu’au bout et pour mon dernier concert, je suis restée assise car mon métier reste très physique. Il faut être en bonne santé, comme un sportif de haut niveau. Mais c’est tellement une démarche intérieure qu’il faut lâcher le physique et se laisser porter. C’est ce que l’on perçoit dans ces vieux chefs d’orchestre qui ne peuvent presque plus bouger et qui, par des micros gestes, parviennent à faire passer des sons extraordinaires.
Tu crois aux bienfaits de la musique classique sur les bébés ?
Oui j’y crois. Cela apaise vraiment. Mon petit garçon a vécu beaucoup de concerts de l’intérieur ! Et je remarque qu’il a quelque chose avec les sons. Il a écouté du Brahms au 5ème mois ! Quand ma fille joue de l’alto il veut rester à côté d’elle pour simplement écouter.
Comment gères-tu carrière et famille ?
Pour un chef d’orchestre, il y a toujours une femme derrière. Et pour une chef d’orchestre, il y a toujours un homme derrière. (rires) Mon mari me soutient énormément et s’occupe de tout ce dont je ne peux pas m’occuper. La belle famille aide beaucoup également. Dès que je peux, je fais venir mes enfants lors de mes déplacements. Pendant l’allaitement, mon fils m’a suivi à Limoges lors de mes répétitions. J’ai vraiment ressenti le besoin de l’allaiter : il a fait ses nuits dès 3 mois, il est tellement merveilleux que c’était une manière de le remercier
Tu parles beaucoup d’un univers très masculin dans la musique classique. Sens-tu une discrimination en tant que femme ?
Disons que l’on doit probablement en faire plus. A l’orchestre de Paris cette année il n’y a pas de femme. L’année dernière, il n’y en avait qu’une ! Et elle ne faisait pas du classique mais du contemporain. La femme, à la différence de l’homme, est dans une autorité négociée. Peu de femmes ont fait carrière dans la direction d’orchestre et on connaît très peu de femmes compositeurs classiques, comme si la femme n’avait pas son mot à dire. Inconsciemment, nous n’aurions pas notre place légitime dans ce milieu, alors que je considère que la musicalité n’est pas une question de genre. Beaucoup de concours de musique se font maintenant derrière un rideau pour ne pas savoir s’il s’agit d’une femme ou d’un homme, pour ne pas avoir de préjugés. Ce souci est très générationnel, je suis optimiste pour le futur car pour la jeune génération, il n’y aucune surprise à voir une chef d’orchestre. Mais il reste encore beaucoup de travail, et pas seulement dans le domaine de la musique.
Quel est ton rêve en tant que chef d’orchestre ?
D’aller plus loin. De diriger l’orchestre philharmonique de Berlin avec un répertoire classique romantique. J’aimerais bien la 3e ou 5e symphonie de Mendelssohn… La femme peut parler des mêmes choses que les hommes, dégager autant d’énergie, à sa manière. On a tous notre mot à dire mais différemment. Par forcément parce qu’on est femme d’ailleurs, mais parce qu’on est tous différents.
Où peut-on te voir diriger cette année ?
Je suis une carrière de chef d’orchestre invité. Je voyage beaucoup à travers le monde pour diriger les orchestres de toutes nationalités. Les 10, 12 et 15 janvier, je dirige l’orchestre des Pays de Savoie. Puis je m’envolerai pour la Colombie au mois de mars. En juin je participe au projet Demos qui permet d’initier à la musique classique des enfants défavorisés. Ils organisent chaque année un concert à la philharmonie de Paris. C’est un moment exceptionnel avec des enfants à qui on peut changer la vie en leur apprenant un mode de pensée avec la musique. Pour ceux que j’ai fait débuter, j’ai créé un orchestre d’enfants plus confirmés : ils apprennent d’abord par coeur, puis ils passent au solfège. On commence par s’amuser, à jouer avant d’apprendre car on ne veut pas les dégouter : c’est une pédagogie à l’envers !
Tu as également ton propre orchestre ?
Parallèlement à ma carrière de chef invité, j’ai effectivement créé en 2013 mon propre orchestre, Idomeneo, composé de jeunes professionnels de haut niveau. Nous avons un concert en novembre 2017 et à cette occasion, avons passé une commande contemporaine à Richard Dubugnon. Je lui ai donné comme source d’inspiration la 7e symphonie de Beethoven. Richard a intitulé sa future création : « Es muss sein » « Il le faut ». Une campagne de crowdfunding a été lancée pour soutenir ce grand projet musical !