Pour changer des habituels comptes-rendus de défilés, nous avons souhaité vous faire découvrir l’univers des artisans qui se cachent derrière la Haute Couture à l’occasion de la semaine qui lui est dédiée à Paris du 2 au 6 juillet. Cette saison, plongée en calligraphie avec l’artiste à la plume aussi affûtée que ses réponses : Nicolas Ouchenir.
Quand on arrive à l’atelier de Nicolas Ouchenir, situé au cœur du triangle d’or parisien, on est frappées par l’ambiance détendue et presque « startup » qui y règne de bon matin. Oubliez l’image d’Épinal du calligraphe qui travaille laborieusement, en solitaire et à la bougie sur des caractères d’un autre âge, chez Nicolas Ouchenir tout ou presque crie « mod/ernité », des Mac posés sur les bureaux à la jeunesse et l’énergie de l’équipe dont les portables sont branchés en permanence. Seul le bureau du maître des lieux rappelle qu’il est avant tout un artisan de la plume, connu pour réaliser les identités graphiques (logos, invitations, cartons de défilés, menus) de marques de luxe prestigieuses comme Dior Parfums, Chloé, et Rick Owens, mais aussi de géants d’autres secteurs comme Renault ou le Rijksmuseum d’Amsterdam. En moins de 10 ans, ce touche-à-tout a révolutionné le monde feutré de la calligraphie, d’un trait d’inspiration éclaboussé d’une liberté et d’une personnalité chaleureuses qui font plaisir à rencontrer, même un lendemain de soirée …Sa répartie et sa sympathie sont demeurées intactes pendant plus d’une heure, un exploit à noter dans un monde de la mode parfois pincé… Entre histoires de cornes et passion du métier, entretien au naturel avec une plume dont on n’a pas fini de parler.
Tes ateliers ont toujours une histoire particulière. Qu’en est-il de celui-ci ?
Je suis arrivé ici sur un coup de chance, et sur un coup de tête en fait ! J’étais auparavant rue Saint-Honoré, et une copine styliste, Mélanie Huynh, m’a fait visiter cet endroit qu’elle venait de récupérer, j’ai emménagé le lendemain ! Et c’est vrai qu’il y a toujours un rapport au sang, et une proximité avec les boucheries dans tous mes ateliers, même si je ne m’en rends compte qu’après, j’ai un curieux inconscient (rires)….
Alors tu as sûrement une anecdote sur l’un de tes anciens ateliers de « boucher »…
Oui, mon premier atelier, rue de Duras, en face de l’Elysée. Il avait une façade avec un taureau en mosaïque. J’ai posé devant, entre les cornes du taureau, je trouvais ça rigolo et j’ai posté la photo sur Instagram. Quelques jours plus tard, j’ai appris par une copine qui avait vu la photo, que j’en portais vraiment, des cornes… C’est comme les interviews, rendre une image de soi publique permet de faire le point sur ses obsessions, et souvent on est mis face à la réalité, comme ici la tromperie…C’est la vie !
De la banque en passant par l’art contemporain, tu es finalement arrivé à la calligraphie. Comment s’est opéré ce grand écart ?
Tout simplement quand je me suis rendu compte que j’étais joueur, mais pas au point de risquer la vie des autres. J’aime la théorie, les problématiques d’analyse financière, mais quand il faut passer à la pratique et à l’humain, virer des gens, etc… Je suis trop sensible pour ça. En revanche, cette première expérience m’a donné l’envie d’être libre, et la formation pour me rassurer et assumer pleinement ma propre entreprise.
Quel a été le déclic final vers la calligraphie ?
Je travaillais dans une galerie d’art, et j’ai eu l’idée d’écrire toutes les invitations pour un événement à la main. J’ai réalisé la différence que cela pouvait créer, puisque tout le monde a répondu, et que beaucoup sont venus ! Ensuite j’ai toujours voulu garder la liberté dans l’inspiration, c’est la clé d’une calligraphie réussie pour moi, d’où le fait que je souhaite demeurer indépendant, je n’ai pas de contrat d’exclusivité avec telle ou telle maison.
Y a-t-il une formation spécifique pour devenir calligraphe ? J’ai entendu parler d’un maître chinois de 102 ans…
Il y a des calligraphes un peu partout dans le monde, et il y a des formations spécifiques pour ça, même si elles sont mineures, dans les écoles de graphisme, où on te fait copier des caractères à l’infini… Mais je pense que si tu es vraiment passionné, tu vas vouloir aller au-delà de ça, et tu vas essayer de te confronter aux meilleurs. C’est ce que j’ai fait avec ce calligraphe de Shangaï pendant deux mois. Les débuts ont été très difficiles, sans un mot, et puis avec le temps les échanges sont devenus super fluides. Il était impressionné par ma plume métallique et la technique très « directe » qui lui est associée, alors que lui travaillait au pinceau, d’une manière beaucoup plus élaborée et spirituelle. Il m’a surtout appris à occuper l’espace, à trouver ma posture pour bien gérer la ligne et la courbure. La façon dont on respire, dont il faut se tenir… C’est beaucoup plus important que le matériel qu’on utilise.
On s’imagine le calligraphe travailler en solitaire dans un atelier d’un autre âge, or cela n’a rien à voir quand on arrive chez toi. Comment as-tu réussi à t’approprier et à moderniser cette activité ?
C’est vrai que c’est un peu la « startup brocante » ici ! Je pense que la modernité consiste à pouvoir faire plusieurs choses à la fois, à travailler dans la disruption permanente, un peu comme une startup d’ailleurs : écrire un mail, regarder une série, échanger avec l’équipe tout en créant… La calligraphie me laisse du temps et de l’espace libres pour penser et intégrer les éléments autour de moi, et c’est ça qui me donne une grande liberté. L’ouverture permanente aux autres, c’est ma forme à moi de spiritualité ! Il faut qu’il y a ait une vie dans ce que je fais, un échange permanent avec mes amis, mon mec, mon équipe, je ne dis jamais «- C’est beau ce que j’ai fait » mais je demande toujours à la personne en face de moi : « – T’en penses quoi ? »
Les fashion weeks, et notamment la semaine de la Haute Couture, sont vos périodes les plus chargées. Comment gères-tu la pression ?
La pression ne vient pas vraiment du volume des commandes, même s’il est très important, mais plutôt de l’autre bout du fil quand tu as un client au téléphone…. (rires). Il faut juste être préparé mentalement, savoir que rien ne se passe jamais comme prévu, et se garder des instants pour soi, qu’on a tendance à oublier parfois, pour éviter d’être complètement crevé ou malade. Ensuite, c’est une affaire d’endurance, puisque c’est du travail jour et nuit pendant une semaine ou plus… Mais je ne m’en plaindrai jamais, c’est une aubaine d’exercer un métier qui vous passionne. Le fait de travailler maintenant en équipe, alors que j’ai été longtemps seul, m’a aussi beaucoup soulagé. Et dans cet atelier, j’habite juste au-dessus, ce qui facilite pas mal les choses… Ou pas quand je veux décrocher (rires) !
Quelle est la demande la plus dingue que tu aies reçue ?
Un parfumeur très connu m’a demandé d’imaginer la calligraphie d’un parfum, dont l’écriture doit être « comme du musc, tout en étant blanche comme un jasmin, mais sans l’odeur, et en Italie, mais pas à Capri … » J’avoue que j’étais complètement perdu en entendant ça, en revanche dès que j’ai senti la fragrance j’ai trouvé le bon ressenti et la solution, finalement il a été content tout de suite, mais le brief était vraiment très abstrait !
Tu travailles sur une multitude de supports, digital inclus, sans te limiter au papier. Est-ce que tu as déjà eu à écrire sur un vêtement par exemple ?
Je rêve de travailler avec les Ateliers Lesage, les maîtres de la broderie justement, et je crois que ça va se faire, c’est très excitant !
Quels sont les autres arts, les artistes et les artisans qui t’inspirent ?
La danse, et Marie-Agnès Gillot, qui est devenue une amie. En artisanat, tout ce qui touche au bois, à la menuiserie, notamment le travail de Jean-Guillaume Mathiaut.
Pour toi la calligraphie es-elle un art ou un artisanat ?
Je n’ai pas la prétention de dire que je suis un artiste. Je pourrais même dire à quelqu’un avec qui je n’ai pas envie de discuter que je suis graphiste dans l’événementiel, et pas calligraphe, pour ne pas avoir à détailler ce que je fais. Après, toutes les notions présentes dans l’artisanat, la maîtrise, la mise au service de l’Homme d’outils spécifiques, tout cela me parle énormément, dans la calligraphie comme dans les autres artisanats, donc oui je me sens plus proche de ça.
Ton succès semble prouver qu’il y a un besoin de retour à l’écriture. Et pourtant tu n’hésites pas à travailler également sur des supports digitaux, tu as même reçu un prix web ! Donc est-ce que pour toi écriture et digital sont meilleurs ennemis ? Ou potentiellement amis ?
Je bosse beaucoup en digital, pour des sites, des magazines en ligne… Mais je me rends bien compte que le fait même de surfer sur Internet détourne souvent de la démarche initiale, on part dans autre chose… Contrairement à une « vraie » bibliothèque où on va directement vers l’ouvrage que l’on cherche. Il y a un courage et une émotion dans l’écriture qui la rendent éternelle, si elle disparaît l’Homme aussi, je pense… Alors qu’en digital les inventions se succèdent à une vitesse folle sans nous affecter tant que ça, le Minitel, Internet, le smartphone… Il y a de l’écriture dans le digital, mais pas de digital dans l’écriture, donc je ne pense pas que les deux soient ennemis, il y en a juste une plus durable que l’autre, même si on l’oublie à certains moments…
Tu viens d’exposer tes dessins au Festival International de Mode et de Photographie d’Hyères. Quels sont tes autres projets ?
Une autre exposition à Marrakech pour l’ouverture du musée Yves Saint Laurent en octobre, un projet avec l’hôtel Royal Monceau, et un autre avec une grande institution… qui reste secret pour l’instant !
Tes mains sont la clé de voûte de ton travail. Comment en prends-tu soin ?
J’y fais effectivement très attention, elles sont mêmes assurées, comme mes avant-bras ! Contrairement aux apparences, c’est la main qui n’écrit pas qui a le plus mal. Je fais du sport régulièrement pour rééquilibrer et garder une mobilité. Question soins le Baume Aromatique d’Aésop pour les mains ne quitte pas mon bureau, il hydrate et nettoie les ongles en même temps.
Tes 3 conseils à celles qui voudraient se lancer dans la calligraphie ?
- Vous avez raison, c’est beau la calligraphie !
- Ce n’est pas parce qu’au début c’est moche qu’il ne faut pas persévérer. La calligraphie est la science de bien former les lettres, pas de belles lettres… Le beau c’est subjectif… Moi j’aime ce qui est laid.
- Soyez fières à chaque étape passée, sentez-vous progresser ! Le but, ce n’est pas de faire des lignes de « p », c’est d’avoir l’inspiration et la liberté.