“Ne pas grogner, garder le sourire, c’est ce que mes parents m’ont appris…” Cette phrase est prononcée par Anita Conti dans la bande dessinée éponyme signée Catel Muller et José-Louis Bocquet. Après Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges, Joséphine Baker et Alice Guy, elle est la nouvelle héroïne des Clandestines de L’Histoire, la collection géniale de portraits “bio-graphiques” publiée chez Casterman. Alors que nous connaissons toutes et tous le commandant Cousteau et l’organisation Greenpeace, nous l’avons oubliée, elle, la “Dame de la mer”, grande pionnière de l’écologie qui a même reçu la Légion d’honneur de son vivant ! À moins que ce soit notre Histoire – trop longtemps écrite au masculin – qui ne nous a pas permis de la connaître ? Toujours en “pleine empathie” avec son personnage, Catel s’est livrée à l’interview (pas) sage, acceptant de naviguer entre son histoire personnelle et celles dans lesquelles elle nous fait magiquement plonger, sur papier.
Pour vous Catel, que signifie “être sage” ?
Catel – C’est un art de vivre. Cela consiste à éliminer de la vie tout ce qui n’est pas essentiel et à préserver ce qui nous amène à la sagesse, qui doit protéger l’humanité, mais qui dépend d’un équilibre fragile entre la création et son utilisation. Il faut savoir prendre en compte ses propres erreurs, reconnaître quand on s’est trompé, sinon on ne change jamais. Être sage se mesure au bien qu’on peut faire autour de soi, et c’est aussi voir l’extraordinaire dans la vie, ce qui nous permet de mieux résister à ses aléas, profiter, savourer les moments heureux et ne pas se désespérer dans les moments difficiles.
L’adjectif “sage”, quand il se rapporte à un nom féminin, signifie souvent “qui se comporte avec calme, docilité”. Selon cette définition, Anita Conti était-elle quelqu’un de sage ?
Comme nos autres héroïnes, Anita a une apparence sage, bien élevée, elle vient d’une famille bourgeoise, elle est respectueuse, polie, très souriante, elle donne le change quelle que soit la situation. Mais en même temps, elle arrive à avoir de la folie quand les circonstances le demandent. Elle va de plus en plus loin, se détache des contraintes, du conditionnement psychologique qu’on lui impose. Elle doit protéger en dénonçant, en trouvant des solutions vis-à-vis de la surpêche, comment élever le poisson plutôt que de le tuer de façon sauvage et aveugle. Elle monte sur des bateaux, elle invente un métier – c’est la première océanographe, la première lanceuse d’alerte ! -, et cette folie-là est le signe d’une sagesse future. À son époque, Anita passe pour une allumée. Ce n’est pas elle qui a eu l’argent pour déposer le brevet mais elle a inventé l’aquaculture en mer, elle a expliqué la chaîne alimentaire dans l’océan, parlé du plancton, de comment la terre était dépendante de l’océan, tout ça au siècle dernier… Elle était extrêmement moderne, en avance sur son temps dans plein de domaines, et pourtant oubliée !
Catel, l’Histoire a-t-elle effacé toutes celles qui n’étaient pas sages ?
À l’école, on nous apprend “nos ancêtres les Gaulois”, Clovis, Napoléon, de Gaulle, mais finalement, où sont les femmes ? Ah, oui, on va nous parler de Jeanne d’Arc qui est brûlée vive ? de Marie-Antoinette à qui on coupe la tête ? Ce n’est pas très enthousiasmant !
Le système patriarcal a mis au ban ces personnages de femmes extraordinaires, dans une volonté consciente d’effacement.
Catel
Je suis heureuse de m’inscrire dans l’histoire de la bande dessinée et l’histoire en général en faisant changer le regard des gens, des professeurs, des élèves, sur la grande histoire. En 2010, personne ne savait qui était Olympe de Gouges, aujourd’hui c’est une évidence !
Vous avez été une “petite fille sage” ?
Il faudrait demander à mes parents ! Je dirais que j’étais rebelle et sage en même temps… J’ai grandi au sein d’une famille équilibrée, avec une sœur, un frère, un grand-père libraire, un autre instituteur, des parents profs…On a eu une grande liberté et j’en ai bien profité. J’ai fait des études de dessin et mes parents étaient tout à fait compréhensifs. Je suis partie avec mon carton à dessins à Paris, tout en ayant fait “sagement“ des études d’arts plastiques qui me permettraient d’être professeure pour m’assurer un gagne-pain si besoin. J’ai pu faire ce que je voulais, donc je n’ai pas eu besoin de trop me rebeller !
Vous auriez aimé vous rebeller davantage ?
Très tardivement, après mes 25 ans, j’ai eu une altercation avec ma mère après avoir rencontré Marjane Satrapi qui préparait son Persepolis. Je lui ai dit : “Ma vie est nulle ! Mes parents s’aiment, ma famille est unie, vous m’avez donné une vie nulle, je n’ai rien à raconter !”. À cette époque, j’avais travaillé sur Lucie avec Véronique Grisseaux, je racontais mes histoires de trentenaire célibataire, d’accouchement, mais une fois que j’avais raconté tout ça, j’avais fait le tour de mon petit monde. Ma mère, qui a vécu tout le contraire de moi, m’avait répondu : “Si tu peux faire tout ce que tu veux, si tu es libre aujourd’hui, c’est grâce à toutes les femmes qui se sont battues pour toi !”. Elle pensait à elle, à sa propre mère, et ça m’a mis la puce à l’oreille. Je me suis dit que je devais rendre hommage à celles qui m’ont précédée. C’est comme ça qu’est née l’envie de raconter non pas mon histoire mais celles de certaines femmes que j’aurais voulu, que j’aurais pu être, qui se sont rebellées, affranchies, pour arriver à faire bouger les choses, à se libérer et à libérer les autres autour d’elles.
Finalement, vos héroïnes sont toutes de grandes rebelles !
Elles ont été assujetties de la même manière. Jusqu’en 1944, de toute façon, les femmes n’avaient pas le droit de vote en France, donc pas de voix au chapitre. Elles étaient dans un moule, parfois confortable et parfois difficile. Elles s’exprimaient en dépit de tout ça, ce qui les rend encore plus aventureuses ! Elles ont toutes cassé les codes en s’affranchissant des valeurs qu’on voulait leur donner au départ, c’est-à-dire celles de sages petites filles soumises à la protection d’un père, d’un frère, d’un mari, bref d’un système patriarcal dont elles étaient dépendantes.
Avez-vous le souvenir d’une fois où vous n’avez pas du tout été sage, Catel ?
Au lycée, on m’avait mise dans une classe scientifique car ma sœur et mon frère étaient en section scientifique et que mon père était prof de sciences naturelles. Mais moi, j’étais absolument nulle en maths. Je n’étais pas seulement assise au dernier rang, près du radiateur, mais je dessinais et je faisais rire mes camarades, je faisais des caricatures. Un jour, j’avais dessiné mon prof de maths en cochon, avec ses cheveux gras et des boutons… Sauf qu’il m’a vue et m’a confisqué le portrait. Il a convoqué mes parents, qui s’attendaient évidemment au pire, mais avant même qu’ils aient pu lui parler, mon prof leur a tendu le dessin en disant : “C’est extrêmement fort ! C’est ressemblant ! Votre fille est sur une autre planète, il faut la sortir de ce cours et la mettre au dessin !” Voilà comment ma vie a basculé quand j’avais 15 ans !
Et vous avez illuminé les nôtres en rendant femmage à de nombreuses grandes figures ! Mais qui est la femme sage qui vous inspire le plus ?
Benoîte Groult ! Elle avait une telle intelligence, une telle gentillesse, elle arrivait à tout transmettre avec le sourire. C’est ça : elle était rebelle avec gentillesse. Je l’ai rencontrée pour ma bande dessinée Ainsi soit Benoîte Groult, et c’était la première biographie que j’écrivais sur quelqu’un de vivant. Elle m’a beaucoup apporté sur mes réflexions sur la condition féminine d’hier et d’aujourd’hui. C’est elle qui m’a permis de me rendre compte de tout cela, de le conscientiser, d’en parler.
Avant de nous quitter Catel, quel serait votre conseil de vieille sage ?
On me demande souvent “Quelle est la qualité principale pour une dessinatrice ?”. Ce n’est ni le don ni la transpiration, c’est la persévérance. La persévérance, dans la sagesse, c’est de toujours voir l’extraordinaire dans l’ordinaire, porter un regard positif sur ce monde qui est quand même complexe et souvent déprimant, il faut bien l’avouer.
Ce travail de continuer malgré tout à extraire le meilleur du monde, c’est ce que mes parents m’ont transmis, ce que j’essaie de transmettre à mes enfants, mais aussi à mes lectrices, à mes lecteurs, en remplissant nos livres d’histoire de nouveaux modèles féminins. C’est comme ça que les petits ruisseaux font les grandes rivières de pensée.
Catel
![L'interview pas sage de catel muller par chloé thibaud casterman josephine becker olympe de gouge anita conti alice guy](https://leprescripteur.com/wp-content/uploads/2024/11/Linterview-pas-sage-de-catel-muller-par-chloe-thibaud-casterman-josephine-becker-olympe-de-gouge-anita-conti-alice-guy-1024x538.jpg)
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