Présenté cette année à Cannes dans la sélection “Le Cinéma et le Climat”, Marcher sur l’eau, est un film documentaire réalisé par Aïssa Maïga. Poignant et d’une beauté rare, il dénonce le réchauffement climatique et immerge le téléspectateur dans le village de Tatiste, au Sahel, au sein d’une communauté peul qui se bat pour le forage d’un puits leur donnant accès à l’eau. Aïssa nous raconte les coulisses d’un tournage hors du commun…
Tu dis que tu as été “appelée” par ce projet de tournage. Comment l’expliques-tu ?
En mai 2018 sortait le livre collectif Noire n’est pas mon métier, et, dans son sillage, j’ai eu envie de réaliser le documentaire Regard Noir. Au même moment, le producteur Yves Darondeau m’a proposé d’écrire un film suite aux repérages effectués en Afrique de l’Ouest par le journaliste Guy Lagache : l’histoire d’une communauté villageoise se battant pour l’eau dans le contexte du réchauffement climatique, avec la promesse d’un puits. C’était beaucoup de travail de réaliser deux films en même temps, j’ai failli refuser plusieurs fois et il y a eu quelque chose… J’ai commencé à me remémorer mes souvenirs de cette enfance merveilleuse passée au Sahel, région d’où viennent mon père et ma mère, la poésie des paysages, la dignité de ses habitants, leur droiture… Tout cela m’a poussé à accepter le projet.
Tu as écrit ce film avec Ariane Kirtley, qui est-elle ?
Ariane est la directrice de l’ONG Amman Imman (qui signifie : “l’eau c’est la vie”) : elle est anthropologue et connaît très bien cette région. Elle était au départ consultante sur ce projet : elle me parlait de la question de l’eau, de l’empowerment féminin, de la scolarité, de la santé… Rapidement je lui ai proposé d’écrire avec moi ce film pour mêler ses connaissances à mon vécu et mes recherches. Je ne voulais pas faire un film de l’extérieur, je ne voulais pas une once de misérabilisme : je voulais aller à la rencontre d’une famille. J’étais très émue de pouvoir enfin donner corps à quelque chose qui me constitue vraiment : l’appartenance à deux mondes qui ne se rencontrent jamais, avec cette psyché très particulière qu’on adopte quand on est enfant d’exilés, d’émigrés, surtout quand il y a une asymétrie économique totale entre le pays d’origine et celui dans lequel on vit. Pour moi, ce travail m’a permis de participer avec les moyens qui sont les miens, avec mes privilèges, à des récits qui donnent une voix aux sans voix.
La caméra suit le quotidien de Houlaye, une jeune fille peul de 14 ans. Pourquoi l’avoir choisie comme personnage central ?
Lors de mes recherches, j’ai découvert la question de l’enfant et la responsabilité des plus grands en l’absence des parents. Je savais que je voulais raconter cette histoire à travers les yeux d’une adolescente. Mon histoire personnelle est aussi faite d’exil, de rupture, de manque de mes deux parents, je ressentais très fort cette condition de l’enfant seul, même si je n’ai jamais été seule comme les enfants du village de Tatiste ont pu l’être. Quand j’ai découvert Houlaye dans la scène de classe au début du film, aucun des enfants ne connaissait mon point de vue. Houlaye ne savait pas que j’allais m’intéresser à elle. J’ai vu une délicatesse et une force. Elle m’a fait confiance, et elle a beaucoup donné au film.
Tu as tourné tous les trois mois dans le village de Tatiste, comment s’est organisé le tournage ?
Les saisons ont dicté le rythme du tournage. Une réalité cruelle du réchauffement climatique est le raccourcissement de la saison des pluies qui est passée en une trentaine d’années de 5-6 mois à 3-4 mois. Auparavant, les populations étaient assez riches en tant qu’éleveurs bovins, ils vivaient confortablement, vendaient des bêtes de temps en temps. En une génération, tout s’est dégradé. Ce que connaissaient les adultes de 50 ans n’existe plus. La question de l’eau étant centrale dans mon film, il fallait pouvoir montrer l’évolution du climat au fur et à mesure de l’année : je m’y suis rendue trois fois entre octobre 2018 et octobre 2019. D’un point de vue purement logistique, on était dans une logique de film documentaire avec une équipe réduite, des ressources limitées, mais une armada pour assurer notre sécurité : 14 militaires avec nous, 2 véhicules blindés et une protection rapprochée. Ce qui m’a aidée sur place, c’est avoir une traductrice dédiée au projet qui parlait la même langue et partageait la même culture que les habitants du village. Elle est devenue une personne incontournable pour le tournage (certains n’avaient jamais vu ni de caméra, ni de films de leur vie), des liens forts se sont créées entre nous, elle est devenue une sœur !
En n’étant pas toujours sur place, on imagine que tu n’as pas pu filmer tout ce que tu aurais souhaité. Quelle est la part de fiction ?
J’ai développé une manière de tourner qui repose sur ma sensibilité en tant que personne originaire de ce coin d’afrique de l’ouest et d’actrice française. Je savais que je ne serais pas là pour tout filmer. Il était question de faire un quatrième voyage mais ça n’a pas été possible. Beaucoup de scènes m’ont manqué au départ, comme le forage où l’eau jaillit. Finalement, cela a enrichi le film avec une dimension moins narrative. Je chéris aujourd’hui ces contraintes qui ont rendu le film plus fort encore. Ce qui a toujours été important pour moi est de ne jamais être dans la mise en scène : on a toujours collé au réel, les décisions sur le tournage devaient donc se prendre très vite. Pour les scènes de départ des parents que je n’ai pas pu filmer en temps réel par exemple, je leur ai demandé de me montrer comment ils faisaient quand ils doivent se quitter et ils me l’ont montré, tout simplement. Je ne donnais aucune directive, la caméra suivait, c’est tout. Si le film a cette tenue et cette sensibilité c’est aussi grâce à mon chef opérateur. Il a un sens du cadre, de la lumière, de la couleur, du déplacement, du détail, et surtout, il n’a jamais rien lâché.
Ton film met en avant les femmes du village et tout particulièrement Souri. Peux-tu nous parler d’elle ?
Souri est une femme inspirante, qui a un esprit d’entreprise, très autonome et très charismatique. C’était un choix délibéré de montrer ce profil de femme africaine : bien que vivant dans des sociétés traditionnelles, elles ont des forts tempéraments et un goût pour une forme d’indépendance, une vision du progrès pour leurs enfants, pour les femmes et la communuté. C’est un des féminismes qu’on n’entend pas beaucoup.
La question de l’éco-féminisme traverse « Marcher sur l’eau » car les femmes sont les premières victimes du réchauffement climatique. Est-ce un courant de pensée qui te touche ?
La question de l’écologie est complètement assumée. J’adhère à la question du climat et du manque d’eau sur le continent africain dans une communauté peul, sachant que ma grand-mère maternelle était peul. J’ai grandi avec la lumière d’un père disparu qui appartient à une génération d’Africains qui ont mené un combat intersectionnel avec la question du féminisme, de l’écologie, de l’indépendance économique, du droit à l’enseignement, à la culture… J’ai eu l’impression avec ce film de réunir beaucoup de choses.
Quel impact souhaites-tu à ton film Marcher sur l’eau ?
D’abord, j’ai envie que les gens aillent le voir. On a filmé en scope, avec une image très large, la dimension des paysages est vraiment restituée, et tu es très proche des personnages. J’espère que les gens auront la sensation de vivre une tranche de vie avec les Peuls du Sahel et qu’ils auront l’opportunité de regarder le film de l’intérieur et sans distance. Par rapport à la question environnementale abordée dans le film, il est important de prendre conscience que nous sommes tous liés. Ces populations sont touchées frontalement par la question du réchauffement climatique à cause des dérives des pays riches. Cette conscience politique globale est très importante car on ne se bat pas pour une cantine bio pour nos enfants ou pour plus de pistes cyclables : on se bat pour interpeller nos gouvernements qui ont un devoir juridiquement inscrit de reverser une partie de leurs richesses pour lutter contre le réchauffement climatique y compris dans d’autres pays touchés. Ce n’est pas de la mendicité ni de la charité, mais de la responsabilité.