Yves Saint Laurent disait que « la mode doit descendre dans la rue »… Aujourd’hui, c’est plutôt la rue qui monte sur le podium, puisqu’on découvre en vitrine des boutiques de luxe des articles pas comme les autres : survêtements, baskets, casquettes et autres éléments de « streetwear » s’associent avec une curieuse évidence aux manteaux en laine et autres sacs en croco… Analyse d’un phénomène qui gagne du terrain.
Le crocodile de Lacoste justement, mais aussi le trèfle d’Adidas, ainsi que le logo rouge et blanc de la marque de skate Supreme squattent insolemment les défilés et les campagnes des créateurs les plus pointus et des marques les plus chères. La mode se serait-elle mis la tête à l’envers ?
#TB Années 90
Un petit retour en arrière s’impose (pour celles qui ne sont pas assez vieilles pour s’en souvenir J.) Durant les années 90, le mur de Berlin était tombé, mais la mode avait encore le sien, celui séparant les marques de luxe des marques de streetwear. Ce fossé entre l’avenue Montaigne et le skatepark, entre la ville et la banlieue, les marques de luxe étaient terrorisées de le voir franchi, surtout par des licences d’accessoires (porte-clés, portefeuilles, cravates…) qui pouvaient se retrouver entre de « mauvaises » mains : Lacoste avait eu notamment à gérer ce grand écart entre une image voulue très BCBG et ses produits « dérivés » par la culture de rue et sa musique. Les clips et les paroles de rap faisaient en effet apparaître des marques de skate et de sport auxquelles étaient vouées un culte du logo presque fétichiste et porté en « all over » : Fila, Kappa, Champion, Adidas… Qui n’a pas croisé dans ces années-là un total look survet-casquette-basket lève le doigt J.
Les marques de luxe touchent un public plus jeune en «coolisant » leur image et en squattant la Toile qu’elles ont mis beaucoup (trop ?) de temps à coloniser au début des années 2000.

« Génération Next », ainsi soit Rihanna
C’était sans compter sur l’avènement d’Internet et des réseaux sociaux, qui ont profondément changé le mode de vie, mais aussi le mode de « vue » de la génération suivante : baptisée « Generation Next » par le magazine Business Of Fashion, ces jeunes et moins jeunes nés entre 1980 et 2010 ont été biberonnés à la culture hip hop et skate, mais aussi à Facebook et à Instagram, puisque leur vie, voire leur travail, sont à présent au bout de leur pouce. L’usage des smartphones et des réseaux sociaux a fluidifié les frontières géographiques et sociales, en invitant ces nouveaux consommateurs à casser les codes établis. D’où l’élection par cette génération d’idoles hautement hip hop au look très reconnaissable/instagramable comme Rihanna (57,6 millions de followers), Kanye West (25,8 millions) ou Pharrell Williams (10 millions). Pas étonnant donc que des marques se rapprochent de ces artistes pour collaborer.

En revanche, ce ne sont pas forcément les noms qu’on attendait… À côté de Kanye West et Adidas qui surprend peu (et vend très bien), on trouve Dior et Chopard pour Rihanna (qui travaille aussi avec Puma), ou Louis Vuitton pour Pharrell. Les marques de luxe ont bien compris l’intérêt d’associer leur nom à ces célébrités 2.0 : elles touchent un public plus jeune en «coolisant » leur image et en squattant la Toile qu’elles ont mis beaucoup (trop ?) de temps à coloniser au début des années 2000.

Grâce à ces nouveaux porte-parole qui allient luxe et streetwear dans leurs chansons comme sur le tapis rouge, les marques de l’avenue Montaigne ont pu dans un second temps creuser le sillon rentable de la collaboration, en faisant équipe avec les labels streetwear eux-mêmes : le meilleur exemple est certainement Louis Vuitton et la marque de skate Supreme pour l’automne 2017, avec une collection Homme écoulée en quelques jours seulement qui mêlait allègrement la toile enduite LV et le logo rouge et blanc Supreme.
À qui profite le logo ?
Mais il ne faut pas croire que les marques de luxe sont les seules bénéficiaires de ces associations de moins en moins inattendues ; les labels streetwear y ont aussi tout à gagner, tant en terme de statut que de notoriété et de points de vente. Grâce à la force de frappe de Louis Vuitton, Supreme a vu sa cote grimper, au point d’intéresser un fonds d’investissement international qui vient de prendre des parts dans la marque, une première pour un label de skate (mais pas pour une marque de luxe J…).

Dans un autre registre, Adidas a réussi à remonter la pente et ses ventes depuis quelques années grâce à la multiplication de collaborations mode stylées avec Stella McCartney (2 collections par an), mais aussi avec le jeune créateur new-yorkais Alexander Wang, qui n’hésite pas à retourner le trèfle mythique sur un sweat. Vendues sur le modèle des marques de luxe, en éditions limitées et dans un laps de temps très court, ces collections capsule co-composées font un malheur sur Instagram autant que dans les boutiques et sur les e-shops, et ont fait bondir le chiffre d’affaires d’Adidas de 45% en 2016 ! De leur côté, les créateurs et les artistes apprécient la liberté de moyens (et sûrement le chèque assorti J) donnée par le géant du sportswear : « ils encouragent l’expression individuelle, la créativité, et vous incitent à repousser les limites et les conventions », affirme Pharrell (encore lui !) à propos de sa collaboration avec la marque aux trois bandes.

Pour le meilleur et pour le dollar
Côté streetwear comme côté luxe, ces partenariats conduisent à une dilution des codes de marque, savamment calculée afin de produire un look qui plaira au plus grand nombre, et qu’on retrouve en touches joliment mélangées sur des influenceurs souvent très bien payés. Le risque si on abuse de cette stratégie sur-connectée ? Perdre de part et d’autre une partie de l’univers de la marque, son caractère exclusif, et donc sa clientèle historique… La collaboration entre Louis Vuitton et Supreme n’avait par exemple pas fait que des heureux des deux côtés…Mais il semble que dans un monde de la mode où il faut à tout prix buzzer pour exister, il suffit parfois d’une poignée de dollars pour changer de trottoir.