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Tarsila do Amaral : l’émancipée de São Paulo

Tarsila do Amaral, artiste brésilienne l'émancipée de São Paulo

Peu connaisse son nom et pourtant elle est l’une des artistes les plus influentes du modernisme brésilien : Tarsila Do Amaral (1886-1973) est notre découverte artistique de cet automne. Exposées en ce moment au musée du Luxembourg (et ce, jusqu’au 5 février 2025), ses toiles aux couleurs éclatantes sont les témoins d’un engagement en faveur d’une indépendance personnelle et artistique dans une société brésilienne soucieuse de se libérer de l’ascendant européen. Portrait d’une artiste furieusement libre.

Crédit image de couverture – Tarsila do Amaral Manacà 1927 huile sur toile 76×63,5cm collection particulière ©Courtesy of Almeida & dale galeria de arte / photo sergio guerini © tarsila do amaral licenciamento e Empreendimentos s.A

Artiste car… divorcée et libre ?

On peut douter de la possibilité de sa carrière artistique si elle n’avait pas divorcé de son premier mari et mené une vie amoureuse libérée de l’autorité d’un époux ! Mariée en 1906 à André Teixeira Pinto, un ingénieur choisi par sa famille comme cela se faisait à l’époque, elle divorce 7 ans plus tard, s’affranchissant des attentes sociales, pour s’épanouir en dehors des rôles de mère et d’épouse. Girl power quand tu nous tiens.

Si l’on songe au milieu conservateur et profondément patriarcal dont Tarsila est originaire, on mesure le pas franchi (et en même temps, le modèle offert) par la femme séparée avec un enfant, deux fois divorcée, avant-gardiste, communiste, vivant sans être mariée avec un homme beaucoup plus jeune qu’elle.

cécilia Braschi, historienne de l’art
& commissaire de l’exposition tarsila do amaral

Issue d’une famille cultivée de grands propriétaires terriens de la région de Sao Paulo, Tarsila do Amaral entreprend son premier voyage d’études à Paris en 1920, reproduisant le parcours typique des peintres académiques brésiliens. De retour en juin 1922, elle participe au renouveau moderniste de la scène artistique brésilienne et c’est dans un tout nouvel état d’esprit qu’elle retourne à Paris en 1923 : Tarsila cherche à confronter sa peinture aux avant-garde européens et à trouver son style libre et personnel.

Tarsila do Amaral auto-retrato (manteau rouge) [autoportrait (manteau rouge)] 1923 huile sur toile 73×60,5cm museu nacional de belas artes, rio de janeiro ©museu nacional de belas artes/ ibram, rio de janeiro / photo jaime acioli © tarsila do amaral licenciamento e Empreendimentos s.A

Tarsila do Amaral : une « Caipirinha habillée en Poiret »

En tant qu’artiste brésilienne à Paris, Tarsila doit se frayer un chemin dans un système de l’art eurocentré, profondément dominé par les hommes et bourré de stéréotypes sexistes. Ce qu’on attend d’elle ? Qu’elle (et sa peinture) soient « exotiques », « délicates », « féminines », comme on peut le lire dans les chroniques parisiennes de ses premières expositions.

Alors Tarsila s’invente un personnage : désormais elle coiffe ses cheveux noirs en un chignon tiré à 4 épingles, elle porte des robes flamboyantes, ses lèvres se parent de rouge et ses oreilles supportent d’imposantes boucles d’oreilles. Son univers pictural et ce brin d’excentrisme, qui lui vaudra le surnom de « Caipirinha habillée en Poiret » selon les termes poétiques de son ami (et un temps amant) Oswald de Andrade, doivent faire d’elle une véritable artiste d’avant-garde.

Derrière une prétendue « présence silencieuse et sans fanfare » qu’il est commode d’attribuer aux femmes pour insinuer leur retrait volontaire par rapport aux protagonistes masculins, on devrait lire l’une des stratégies que Tarsila met en place dans la création et la diffusion de son œuvre : ses alliances, par ailleurs extrêmement fécondes, avec ces personnalités masculines de premier plan ont cautionné, de fait, sa légitimité publique dans des sphères artistiques et intellectuelles qui, en tant que femme seule, lui auraient été probablement interdites.

cécilia Braschi, historienne de l’art
& commissaire de l’exposition tarsila do amaral

Tarsila do Amaral, porte-parole d’un Brésil authentique

Consciente du charme exotique qu’exerce son pays tropical sur son cercle d’amis parisiens, Tarsila se fait la porte-parole d’un « Brésil profond ». Le cubisme lui offre d’ailleurs une méthode picturale pour se réapproprier les paysages de son enfance, loin des conventions.

Avec un trait limpide qui caractérise son dessin, elles dépeint un Brésil « authentique » dont les lignes géométriques simples et modernes sont à la fois comprises par le public brésilien mais aussi international. Sa carrière est lancée.

Tarsila do Amaral a feira 1 [le marché 1] 1924 huile sur toile 60,8×73,1cm collection particulière ©photo romulo fialdini © tarsila do amaral licenciamento e Empreendimentos s.A | Tarsila do AmaralPorto 1 [port 1] 1953 huile sur toile 70x100cm banco central do brasil, en dépôt au museu de arte de sao paulo – Assis chateaubriand ©photo MASP © tarsila do amaral licenciamento e Empreendimentos s.A

Abaporu ou la naissance du mouvement « anthropophage »

En 1928, Tarsila do Amaral peint Abaporu qui signifie en langue indigène tupi-guarani « Homme qui mange [un autre homme] ». Cette œuvre novatrice pour sa symbolique culturelle et son esthétique audacieuse, a marqué l’histoire de l’art brésilien et moderniste en créant le mouvement anthropophage.

Ce mouvement est basé sur l’idée d’ »ingérer » les influences culturelles étrangères pour en créer quelque chose de nouveau, proprement brésilien. Ce concept révolutionnaire s’inspire de la mythologie des peuples indigènes d’Amazonie, qui pratiquaient symboliquement l’anthropophagie (cannibalisme rituel) pour acquérir les forces de leurs ennemis. Dans cette optique, Abaporu incarne une volonté de décoloniser l’art brésilien en « mangeant » les influences européennes pour les transformer et créer une identité artistique indépendante.

Tarsila do Amaral abaporu V 1928 encre de chine sur papier 24,5×18,5cm collection particulière ©photo romulo fialdini © tarsila do amaral licenciamento e Empreendimentos s.A

Abaporu représente une figure humaine aux proportions inhabituelles, avec un pied et une main énormes, une tête minuscule, et un corps massif, le tout sous un soleil brûlant dans un paysage minimaliste. Cette figure incarne un « géant » brésilien, une métaphore des peuples autochtones, de la vitalité et de la force de la culture brésilienne, qui pourrait « absorber » les influences extérieures pour les sublimer.

En exaltant des figures et des paysages brésiliens, Tarsila montre la valeur de la culture locale. Abaporu devient ainsi une figure de résistance culturelle, une œuvre pionnière qui a contribué à la construction d’une voix artistique proprement brésilienne, libre des contraintes et des influences coloniales.

Ne pas lui faire dire ce qu’elle ne dit pas

Il serait tentant de prêter à Tarsila une pensée féministe et décoloniale. Mais ce serait réécrire son histoire…

… et omettre par exemple toute l’ambiguïté de son oeuvre La Négresse réalisée en 1923 et présentée au musée du Luxembourg. Elle y représente un figure féminine avec des formes exagérément arrondies (gros seins, grosses lèvres, gros nez) dont les traits rappellent parfois les caricatures raciales ou les représentations exotiques que l’on retrouvait fréquemment dans l’art européen de l’époque.

De jeunes activistes réclament son retrait de toute exposition, au motif que cette représentation d’un corps noir par une artiste blanche perpétue la violence historique contre les femmes afro-descendantes au Brésil. Ils n’ont pas tort.

Rafael Cardoso, historien de l’art et écrivain

L’utilisation de cette esthétique pose donc la question : s’agit-il d’une véritable valorisation de la culture afro-brésilienne, ou bien d’une réappropriation qui en simplifie les symboles pour correspondre aux attentes esthétiques occidentales ?

L’exposition du musée du Luxembourg, prudente et alerte, indique dans le cartouche explicative de l’œuvre son contexte historique et toute la querelle existentielle qui l’entoure.

Quant à la possible pensée féministe de Tarsila, en tant que femme indépendante et artiste, il est déroutant de découvrir un certain mépris à l’égard de l’art réalisé par des femmes, notamment dans une chronique de 1936 où Tarsila décrit sa consoeur Marie Laurencin, pourtant entre deux éloges, comme étant une « artiste typiquement féminine en termes de délicatesse, de sensibilité et de lyrisme. »

C’est toute l’honnêteté de l’exposition : montrer le prodigieux parcours artistique d’une femme de son temps, sans en omettre bien sûr les limites.

Une exposition qui montre tout

Nombre de ses expositions posthumes se sont arrêtées à la fin des années 1920 pour ne présenter que l’apothéose de son art, renonçant à examiner les conditions réelles de travail et de réception de son œuvre.

Ce n’est pas le choix de Cécilia Braschi, commissaire de l’exposition au Musée du Luxembourg, qui présente des aspects inédits de la carrière de l’artiste, au delà des années 1920.

Si sa dimension politique et militante est perceptible dans les œuvres des années 1930, le gigantisme onirique des années 1940, la géométrie presque abstraite de certaines compositions tardives, ainsi que la réactualisation dans les années 1960 de ses productions antérieures, ne font que confirmer la puissance d’une œuvre ancrée dans la culture de son temps, toujours prête à se renouveler.

L’exposition Tarsila do Amaral. Peindre le Brésil moderne se tient en ce moment au Musée du Luxembourg jusqu’au 5 février 2025. N’hésitez pas à réserver.

Tarsila do Amaral peindre le brésil moderne paris 2024 musée du luxembourg le prescripteur

Pour ceux qui ne seraient pas de la région parisienne (et je sais que vous êtes nombreuses !), je vous conseille le catalogue de l’exposition qui, outre sa couverture rose et bleue qui fera de lui un excellent coffee table book, explore en profondeur le travail de l’artiste.

Tarsila do Amaral catalogue de l'exposition le prescripteur
couverture du catalogue de l’exposition Tarsila do Amaral. Peindre le Brésil moderne © GrandPalaisRmnCréations, Paris 2024

Enfin je vous partage la collection de papeterie créée spécialement pour l’exposition en vente à la boutique du musée du Luxembourg et sur boutiquesdemusees.fr

© GrandPalaisRmnCréations, Paris 2024 | 1. Carnets 5,90€ (10 x 16 cm) | 2. Cahier 7,90€ (15 x 21 cm) | 3. Carnet de croquis à spirale 15,90€ (14 x 22 cm) |
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CategoriesART Portraits
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