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Tiffany Bouelle, artiste peintre : « J’ai eu beaucoup de haters autour de mon travail. »

C’est sous les toits de Paris, dans une chambre de bonne aménagée en atelier d’artiste, que Tiffany Bouelle nous a accueillis pour une rencontre entourée de toiles et de mimosa séché. Artiste peintre, elle fait partie de cette nouvelle génération qui partage avec enthousiasme et lâcher-prise les coulisses de sa création artistique. Rencontre avec une femme qui manie brosses et pinceaux à la manière d’un calligraphe…

L’art est-il une affaire de famille ?

Je viens d’une famille de créatifs ! Mon papa était plasticien – mais n’a jamais réussi à vivre de son art – et ma maman styliste. Je l’ai beaucoup suivie sur ses shootings de mes 4 à 9 ans : elle allait me chercher à l’école et on retournait sur le set. J’étais toujours entourée de robes, de couleurs… Elle a travaillé pour Martin Margiela, Issey Miyaké puis Hermès. Mais il faut savoir que je me suis éloignée de mes parents à 17 ans et que j’ai renoué avec eux seulement récemment.

Qu’est-ce qui a causé cet éloignement avec tes parents ?

A 17 ans, je suis partie de chez moi pour m’installer chez mon copain de l’époque : une relation toxique où j’étais sous emprise. Mes parents n’étaient pas d’accord. Je ne suis pas restée longtemps avec ce mec, mais le fait que ni mon père ni ma mère ne me tendent la main, ça m’a froissée. J’ai dû me débrouiller seule, et devenir indépendante très vite. J’ai été dans la survie de mes 17 à 24 ans environ. J’ai fait l’école Duperré, une école de mode, dont je n’ai pas passé le diplôme car on ne me laissait pas assez de liberté dans le développement de ma collection. Je cumulais les jobs improbables pour m’en sortir financièrement car vivre dans 10 mètres carrés à Paris me coûtait toujours 600 balles par mois ! Une copine chanteuse me demandait de danser sur scène, j’arrivais. Une autre me demandait de mixer au moulin rouge, je fonçais, même si je ne savais pas mixer. Tout cachet était bon à prendre ! Pendant 3-4 ans, j’ai bossé dans une école classée ZEP à Belleville et j’ai commencé à animer des activités de créations artistiques pour les enfants. Je faisais même prof de sport quand il fallait ! (rires)

Comment en es-tu arrivée à la peinture ?

Le dessin a toujours fait partie de ma vie, sans que j’envisage d’en vivre.

Tiffany Bouelle pour Le Prescripteur
Tiffany Bouelle dans son atelier
Crédit photo – Lucie Sassiat

Et puis un jour, j’ai réalisé une série de dessins inspirée des récits d’enfants que j’avais entendu à l’école et qui avaient des problèmes à la maison. Elle s’appelait « Mauvais rêves » et n’avait rien à voir avec ce que je fais aujourd’hui. C’était très sombre, et je pense que cela correspondait aussi à une grande période de doute pour moi. A l’époque, j’avais renoué avec mes parents, j’avais pris la suite de ma mère en tant que styliste chez Hermès, après avoir été son assistante. J’ai cherché une galerie pour exposer ces dessins, j’ai placardé des affiches dans tout Paris pour son ouverture et j’ai vendu toutes mes œuvres. C’était en 2018 et je me suis dit : « C’est ma première passion, je peux peut-être tenter ma chance ». Cette expo’ m’a permise d’être approchée par LVMH pour une première collaboration avec une marque de maroquinerie, et tout a changé : j’avais un budget pour m’acheter des toiles, de la peinture et des pinceaux de qualité. J’ai commencé à peintre des œuvres abstraites et ultra colorées. Cela a été très expérimentale pendant 2 ans, et puis un jour j’ai donné un coup de pinceau :  le travail bleu a commencé.

Peux-tu nous parler de cette période bleue ?

J’y suis restée longtemps : cette couleur symbolise la paix avec mon passé. En avançant professionnellement, j’ai réalisé qu’on ne naît pas avec un style, on le trouve lorsque que l’on parvient à être alignée avec soi-même, et il n’y a que le temps qui te permet d’avancer vers cet équilibre. Mes œuvres étaient ouvertement engagées et féministes : je rencontrais des femmes qui me racontaient leur histoire, leur secret.

Je fais de la synesthésie : je vois une ondulation et des couleurs quand quelqu’un me parle longuement. Ma peinture était l’exutoire de cette rencontre, elle me libérait de cette confession.

Tiffany Bouelle pour Le Prescripteur

Tu fais partie de ces artistes qui pensent leur travail comme une marque. Pourquoi ce choix ?

Cela a été le shot d’énergie le plus merveilleux dans mon travail : concevoir chaque série de peinture comme une collection, devoir communiquer et transmettre sur ma démarche, c’est le meilleur moyen de rencontrer des sujets pour ma propre peinture. Et puis j’adore être entourée de gens dynamiques qui vivent de leur passion. On compte dans mon entourage bien plus d’entrepreneurs que d’artistes !  

Tu montres beaucoup les coulisses de ton travail sur les réseaux sociaux, cela t’expose à la copie, comment le vis-tu ?

C’est vrai que c’est déjà arrivé et au fond de moi, ça me froisse, mais en même temps, cela veut dire que je suis une source d’inspiration pour d’autres et j’ai décidé de ne pas me torturer l’esprit. Pendant que quelqu’un me copie, moi j’avance sur une prochaine étape. Personne n’est dans ma tête.

Tu t’exposes aussi beaucoup plus à la critique de ta démarche artistique…

J’ai eu beaucoup de haters autour de mon travail au début quand j’ai commencé à le partager : « Tu fais des traits, comment peux-tu te définir comme artiste ? ». Je suis devenue complètement imperméable à la mauvaise vibe.

Tiffany Bouelle pour Le Prescripteur

Quand tu fais des expo’ et des foires, les gens ne savent pas que l’artiste peut se trouver juste à côté : ce sont comme les avis Google, faut prendre du recul ! (rires) Le fait d’avoir travaillé dans la mode m’a formée à ça. J’ai eu des looks qui partaient dans tous les sens : trash, goth, kawaï… je trouvais génial d’avoir des persona. Et tout comme dans mes tableaux, je me moque de ne pas plaire à tout le monde.

Crédit photo – Lucie Sassiat

Tu as accouché d’un petit garçon que tu amènes beaucoup à ton atelier, tu peins en le portant en porte-bébé. La maternité a changé l’artiste que tu étais ?

Ma grossesse m’a fait avancer de 5 ans dans ma pratique plastique. Le choc hormonal m’a ramenée à ma sensibilité d’adolescente avec ma conscience d’adulte.

Tiffany Bouelle pour Le Prescripteur

J’ai embrassé cette sensibilité et j’ai peint tout ce qui me passait par la tête. J’ai réalisé notamment une série très intime sur les tiraillements dans mon corps, ce choc de corpulence… Il faut savoir que j’ai souffert plus jeune de troubles alimentaires : le fait de me métamorphoser radicalement d’une semaine à l’autre pendant ma grossesse a été un pèlerinage vis-à-vis de mon corps, et une réconciliation. J’ai abordé des choses que je n’avais jamais abordé par pudeur. J’ai eu, pendant ma grossesse, une sensation de liberté et de bienveillance envers moi-même, dans un processus de création intérieure pour mon bébé, et extérieure avec ma peinture. Toutes les couleurs de ma palette sont arrivées à ce moment-là.

Que symbolise ta série verte que l’on voit en ce moment dans ton atelier ?

C’est l’accouchement. A partir du moment où mon fils est né, je l’ai emmené quotidiennement à l’atelier. J’avais besoin de m’évader, moi qui voyage beaucoup, je ne pouvais plus le faire avec un nourrisson. J’avais envie de peindre notre forêt à nous, je vis avec mon fils dans un paysage qui évolue en permanence. J’ai envie de partager tout cela avec lui, qu’il comprenne mon travail : qu’il ne voit pas que le résultat de ma peinture, mais tout le travail qui est nécessaire d’accomplir pour obtenir mes toiles. Cela te donne une conscience de la dureté du monde professionnelle. Oui, mon fils n’a que 6 mois ! (rires)

Tiffany-Bouelle,-artiste-peintre-J’ai-eu-beaucoup-de-haters... crédit photo lucie sassiat pour le prescripteur jpg
Crédit photo polaroïd – Lucie Sassiat

Tu travailles avec de grands pinceaux, comment les choisis-tu ?

Le plus grand possible ! (rires) J’ai un ami sculpteur de métal qui m’a soudé plusieurs  brosses ensemble.

La calligraphie est omniprésente dans mon travail : on voit des végétaux mais si on y regarde de plus près, c’est un coup de pinceau, une calligraphie, même si elle est scotchée, interrompue… La calligraphie est un héritage de mon grand-père qui était calligraphe.

Tiffany Bouelle pour Le Prescripteur

C’est lui qui m’a toujours dit, depuis que je suis enfant, que j’étais une artiste. C’est le seul à l’avoir toujours perçu. Il avait une place très importante dans ma vie. Je lui envoyais énormément de dessins par la poste car il n’avait pas Internet. Il a suivi mon évolution. Il est décédé 1 mois avant que je ne tombe enceinte et il a été incinéré entouré de mes dessins.

Retravailles-tu beaucoup tes toiles ?

Oui. Certaines toiles remontent à plus de 10 ans et si tu les passes au scanner, tu verrais les couches qui se sont succédées. Je me souviens d’une toile que j’avais réalisée suite à une rencontre en Inde. Il s’agissait d’un portrait superbe d’une Indienne qui m’avait conté son histoire forte. Le tableau a été exposé, comme les autres de sa série, mais il n’a pas trouvé d’acquéreur. Je l’ai longtemps gardé et puis cette toile qui restait à mon atelier a commencé à m’oppresser. Un jour j’ai décidé de la recouvrir. J’ai réalisé une nouvelle peinture. Ça n’allait pas. Je l’ai recouverte. J’ai commencé à croire que la toile était maudite. Elle est restée plusieurs années avant un nouvel essai. Et puis dernièrement, je me suis lancée : j’ai peint « unreal plant last forever », la première toile d’une nouvelle série végétale, qui ouvre, je le sens, un nouveau chapitre dans mon travail.

Tiffany Bouelle dans son atelier
 Crédit photo - Lucie Sassiat
Tiffany Bouelle dans son atelier
Crédit photo – Lucie Sassiat

Tu as signé à la Gallery 45 à Chypre. Es-tu fière de cette nouvelle étape ?

Oui, c’est complètement dingue.

M’autogérer ces 5 dernières années a été la plus belle liberté, mais aussi la source de nombreuses insomnies.

Tiffany Bouelle pour Le Prescripteur

Il m’était interdit de fléchir, d’être vulnérable. Le fait d’avoir trouvé quelqu’un qui m’accorde sa confiance et souhaite s’occuper de moi a été un énorme apaisement. Je ne suis plus la seule à croire en moi. Je vivais déjà de mon art avant de signer en galerie, mais c’est une nouvelle étape qui s’ouvre. Et puis savoir que mes tableaux vont être entourées de la mer et du soleil, c’est magique !

Crédit photo – Lucie Sassiat

 Quel est ton rêve en tant qu’artiste ?

Peindre des formats monumentaux avec des brosses plus grandes que moi dans un lieu où se mêleraient les arts ! Un espace d’expositions collectives pour tester, explorer, en se détachant de la pression de la vente. Un lieu vivant !

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