Comment dire aux femmes : « C’est merveilleux de vieillir ! » quand depuis leur plus jeune âge on les met en garde contre les rides et les cheveux blancs ? Quand le spectre de la vieille peau continue de hanter tous les esprits ? Quand, passé quarante ans, les femmes disparaissent littéralement de nos imaginaires, de nos livres et de nos écrans ? C’est la question posée par Fiona Schmidt, autrice et militante féministe, dans son nouvel essai Vieille Peau paru aux éditions Belfond, qui s’empare d’un sujet hautement tabous : l’agisme. Avec sa plume drôle et juste, Fiona décortique les discriminations fondées sur l’âge et les mécanismes à l’œuvre derrière la peur de vieillir dont souffrent en premier lieu… les femmes ! Un essai militant qui réhabilite avec amour et panache les Vieilles Peaux ! A lire à tout âge 😉
Fiona, comment s’est imposé à toi le thème de la vieillesse pour ce nouvel essai militant ?
Le thème de Vieille peau est moins la vieillesse que l’âgisme – c’est à dire les discriminations fondées sur l’âge -, et la peur de vieillir, fondée sur l’âgisme intériorisé. Tout le monde a peur de vieillir, mais en général, les femmes ont peur de vieillir beaucoup plus tôt que les hommes, et pas pour les mêmes raisons qu’eux. C’est mon cas :
Car de fait, toutes les inégalités de genre, notamment économiques, commencent très tôt et se creusent avec l’avancée en âge ! Donc attendre la ménopause ou la retraite pour s’intéresser au vieillissement, c’est comme d’attendre que la bouée soit dégonflée pour apprendre à nager. J’ai quand même attendu d’avoir 40 ans pour me sentir légitime pour aborder le sujet : c’est symbolique, 40 ans, surtout pour une femme. C’est la fin officielle de la jeunesse et le début de l’ « après », cette terra incognita dont on a appris à avoir peur, puisqu’on est dissuadée de vieillir à longueur de pubs pour des produits « anti-âge » depuis nos douze ans.
Vieille peau, le nouvel essai de Fiona Schmidt
« Vieille peau » est une insulte utilisée uniquement à l’encontre des femmes : pourquoi en avoir fait le titre provocateur de ton livre ?
Ce n’est pas mon idée, je dois dire, mais celle de mon éditrice. Je voulais intituler mon livre « Ageing », en anglais, car aucun verbe en français ne signifie littéralement « avancer en âge ». Mais je suis ravie qu’elle m’ait proposé ce titre, parce qu’il s’inscrit bien mieux dans la continuité de mes ouvrages précédents, et j’aime l’idée de me réapproprier une insulte déshumanisante, comme l’ont fait les personnes LGBT+ avec le terme Queer. Et puis ça claque, « Vieille peau », j’aime bien la sonorité, la vibration des lèvres qui termine comme un crachat : ça a de la gueule, non ?
Tu démarres effectivement ton livre sur la question de l’agisme dont tu démontres que la construction est genrée et en défaveur des femmes. Peux-tu en donner quelques exemples concrets ? Et en quoi « mais les hommes aussi » est un argument très limité ?
C’est le principe du double standard de l’âge, et du vieillissement, qui commence dès l’enfance. Les filles sont globalement perçues comme étant plus mûres que les garçons au même âge, non pas parce qu’elles ont l’air plus âgées qu’eux, mais parce que leur comportement est jugé plus mature. C’est dû au fait qu’elles sont responsabilisées plus tôt qu’eux. Les petites filles sont éduquées à la propreté et à l’autonomie plus tôt que les garçons, elles apprennent plus tôt à se comporter comme des mini adultes. Puis elles sont sexualisées dès leur puberté, alors que les garçons ne le sont pas. Or la responsabilisation et la sexualisation précoces ont un effet performatif : à force que l’on vous dise que vous êtes mûre pour votre âge, vous vous comportez comme telle, et vous persuadez que vous l’êtes.
Par ailleurs, les signes du vieillissement ne sont pas perçus de la même façon chez les femmes et chez les hommes. Les rides, les cheveux blancs, l’absence de cheveux ne sont jamais des signes de laisser-aller, voire de saleté chez eux, cela peut même être perçu comme séduisant, ce qui ne sera jamais le cas chez nous. Ce double standard a une incidence sur l’estime de soi, bien sûr, mais aussi sur la vie sociale, conjugale, sexuelle des femmes hétéro, et sur leur vie professionnelle :
Sous couvert de compliments, tu condamnes des expressions telles que « tu fais plus jeune que ton âge ». Quelles phrases sont pour toi à bannir de notre langage ?
« Tu fais plus jeune que ton âge » implique que faire son âge, donc avoir une apparence physique qui coïncide avec son âge civil est un problème. Donc ça alimente l’idée que seule la jeunesse est désirable, et légitime. Ce « compliment » est donc âgiste, mais aussi classiste, car faire plus jeune que son âge, être « bien conservé.e » n’est pas qu’une question de volonté, cela dépend aussi de paramètres extérieurs, notamment économiques.
« Être bien conservé.e » ne peut pas être un compliment, puisque d’une part, c’est déshumanisant (seuls les objets ou les aliments se conservent), et cela indexe l’existence sociale des femmes sur leur apparence physique et leur état de « conservation », donc de coïncidence avec une norme sexiste, grossophobe, validiste…
De la même manière, « tu es mûre pour ton âge » est une façon de légitimer la sexualisation et la responsabilisation précoces des jeunes filles, et les charges mentale et émotionnelle qui vont avec. En fait, à peu près toutes les expressions qui font référence à l’âge sont problématiques. Une dernière : « l’âge, c’est dans la tête »… implique que la jeunesse est 1/ la norme 2/ une question de comportement individuel. Or paraître jeune est avant tout un privilège social, que la volonté seule ne garantie pas.
Tu défends dans ton livre que la ménopause – sujet encore plus tabou sur la politique, la religion et la santé mentale (sic!) – n’existe pas ! Qu’entends-tu par là et en quoi notre prisme change à partir du moment où l’on intègre cette idée ?
Je ne dis pas que la ménopause n’existe pas : l’arrêt des menstruations et les phénomènes physiologiques et hormonaux qui les accompagnent ne sont pas une hallucination collective, bien sûr que ça existe ! Néanmoins, la ménopause a été pathologisée par la médecine moderne au début du 19ème siècle : avant, le terme « ménopause » n’existait pas. La façon de vivre la ménopause est personnelle, elle varie en fonction de l’intensité des symptômes et de la sensibilité de chaque personne, mais elle est aussi culturelle : elle est d’autant plus difficile à vivre que celle-ci est stigmatisée socialement.
Au Japon par exemple, la ménopause n’est pas perçue comme une défaillance du corps féminin, mais comme l’un des phénomènes parmi d’autres faisant partie du processus naturel du vieillissement du corps humain – et les Japonaises vivent cette période beaucoup plus sereinement que dans les pays comme le nôtre, où elle est perçue, et vécue comme un « dérèglement » du corps.
Sauf à considérer bien sûr que la norme du corps féminin est la fécondité, et qu’un corps qui ne l’est pas ou qui ne l’est plus est donc « anormal ». Le fait de ne pas considérer les bouffées de chaleur, par exemple, comme un « trouble » mais comme une « manifestation » ne les fait pas disparaître ni ne les rend agréables pour autant, bien sûr. Mais ça relativise quand même leur caractère négatif.
Je trouve qu’il y a une bascule dans ton livre Vieille Peau lorsque tu dis : « La façon dont on traite les personnes âgées est un miroir grossissant du traitement réservé aux femmes tout au long de leur vie ». Etait-ce l’un des messages principaux que tu voulais faire passer en tant que militante féministe sur le sujet de l’agisme ?
L’âgisme est une forme de sexisme : la plupart des préjugés subis par les personnes âgées – la faiblesse, l’incompétence, l’ignorance, la lenteur ou la fragilité – sont des préjugés sexistes. Et les vieux et vieilles sont infantilisé.e.s, traité.e.s comme des êtres « mineurs » au même titre que les femmes. C’est effectivement un des messages que je voulais faire passer dans Vieille peau, mais le principal, c’est celui-ci :
De plus, du fait de l’éducation genrée, c’est nous qui sommes amenées à nous occuper des personnes vulnérables, parmi lesquelles les personnes âgées, dans la sphère privée comme dans la sphère publique : 63% des aidant.e.s familiaux sont des femmes, et les professionnel.le.s de l’aide aux personnes âgées (infirmières, aides-soignantes, aides à domicile, assistantes sociales, etc.) sont, pour l’écrasante majorité d’entre elles, des femmes. Enfin, du fait de l’écart d’espérance de vie entre les femmes et les hommes, la majorité des personnes très âgées, et souvent très vulnérables, sont des femmes : c’est le cas de 8 résident.e.s en EHPAD sur 10. Donc une société qui vieillit est une société qui se féminise, d’autant plus qu’on délègue mine de rien aux femmes.
Tu parles d’un loupé du féminisme en ce qui concerne le Botox shaming… Pourtant l’injonction aux injections est si patriarcale… Comment le dénoncer ?
En tant que féministe, je ne peux pas défendre la liberté des femmes de disposer de leur corps, et condamner les abus de botox ou tout autre recours à la médecine et/ou chirurgie esthétique. D’ailleurs, parler d’ « abus » est en soi problématique, car élitiste : cela implique qu’il y a une chirurgie esthétique « acceptable » et une autre qui ne l’est pas, donc de « bons » corps et des « mauvais ». Quelle est la différence entre le botox shaming et le fat shaming ? Cela procède exactement du même réflexe : on décide à la place d’une femme à quoi elle doit ressembler. D’autre part, la médecine esthétique est aussi une façon de s’embellir, d’être conforme à l’image qu’on a de soi-même, au même titre que la mode ou le maquillage : considérer ces formes d’ornement de soi uniquement sous le prisme de l’aliénation, c’est retirer aux femmes qui y ont recours toute capacité de réflexion, libre arbitre.
Tu termines Vieille Peau par « je n’ai pas dompté ma peur de vieillir mais je l’ai apprivoisée » : est-ce une évolution personnelle que ton livre a provoqué chez toi ?
Mais le fait de comprendre ses mécanismes, le fait de constater qu’elle n’est pas le fruit d’une névrose mais le résultat du double standard du vieillissement dont personne ne parle, alors qu’en terme de toxicité sociale, on est au niveau de Tchernobyl, ça fait bien relativiser, quand même. Surtout, il m’a fait réfléchir à la façon dont je voulais vieillir, ce qui m’a amenée à redéfinir le « bien vieillir ». « Bien vieillir » ne devrait pas consister à résister au temps, à revivre indéfiniment une période qui n’existe plus, mais au contraire à vivre pleinement le temps qu’on a devant soi. A être le plus proche de ce qu’on veut et de qui on est, indépendamment de ce que la société veut que l’on veuille et que l’on soit.
Tu te confies beaucoup dans ton livre notamment sur ton éveil féministe qui fait de toi aujourd’hui une personne qui « cumule plusieurs jobs pour pouvoir écrit des livres engagés dont les ventes seules ne te permettent pas de payer tes factures. » : est-ce que quelque chose qui te révolte ? ou au contraire, que tu acceptes, car le prix à payer pour être heureuse ?
J’ai le privilège de faire ce que j’aime faire le plus au monde : écrire. J’aimerais pouvoir vivre de cette passion, hélas, ça n’est pas (encore) le cas. Ce serait indécent de ma part de me révolter parce que je dois exercer des boulots alimentaires pour pouvoir me consacrer à l’une de mes passions, comme la plupart des gens !
J’ai toujours entendu ma grand-mère me dire « ô tu sais ma p’tite chérie, les vieux, faut les tuer. » car elle considérait que, passé un certain âge, ils ne servent plus à rien : que me conseillerais-tu de lui répondre la prochaine fois que cette femme de 92 ans me balance un truc pareil ??
Ce n’est pas étonnant que ta grand-mère considère les vieux comme une charge inutile, puisqu’elle vit dans une société matérialiste et ultra capitaliste où les vieux sont considérés comme des charges inutiles, et pas comme des êtres humains à part entière. Il est urgent de redéfinir l’utilité sociale, et la dépendance.
Donc dis à ta grand-mère que la vieillesse est une période de la vie aussi précieuse et légitime que toutes les autres. Et embrasse-la tendrement : je n’ai pas embrassé suffisamment la mienne, alors qu’elle méritait de l’être.
Vieille Peau, Les femmes, leur âge, leur corps, éditions Belfond (20€) | Crédit photo couverture – Chloé Vollmer-Lo