Il faut l’avouer, quand on s’intéresse un peu à la mode, à la condition féminine et à la sociologie, aller interviewer Alice Pfeiffer fait diablement peur, au vu du parcours impeccable et des idées aussi fortes qu’habilement tricotées de cette journaliste internationale et multi-casquettes (Adidas).
Antidote, ID, les Inrocks, mais aussi Vogue International, The Guardian et L’Officiel l’accueillent régulièrement dans leurs pages ; elle intervient également avec punch et passion à la radio et à la télévision, et s’apprête à sortir un livre chez Stock prévu à la fin de l’année.
Et puis finalement, au fil de la conversation dans son appart à Montreuil, les idées s’enchaînent avec franchise et naturel, et on oublie complètement qu’on avait peur de rater le train de son raisonnement en marche… C’est pour ça qu’on a voulu vous restituer les échanges tels quels, sur des thèmes choisis avec Alice qui évoquent aussi bien le streetwear que la condition des femmes, les huiles pour cheveux, et (même !) la victoire des Bleus !
Tout ce que vous voulez savoir sur la mode et même plus, à grignoter par petites bouchées comme des sandwichs à l’heure du thé (Alice a passé une partie de son adolescence en Angleterre)…
L’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux a justement permis de changer la hiérarchie d’une mode dominante et intellectualisante.
Mode pensée ou mode postée ?
L’arrivée d’Internet et des réseaux sociaux a justement permis de changer la hiérarchie d’une mode dominante et intellectualisante. Instagram notamment, a conduit à une clarification et à une simplification des codes du vêtement : on perd la complexité de la coupe, par contre on voit réapparaître les logos, le color-block (clash de couleurs)…Tout ça relève d’une « pop-ification » des savoirs, la mode est devenue un pan de la pop culture à part entière. Maintenant, tout le monde y pense… Et donc les grandes marques ont dû s’adapter, par exemple en mettant en scène la fin de leurs défilés (Versace réinvite ses top models iconiques pour un final en doré pour le PE2018 ndlr) pour qu’on puisse s’inclure dessus facilement via Photoshop ; ou alors en faisant appel à des « inconnus » qui viennent du fond de l’Alabama pour faire du consulting chez eux, vu que ces inconnus à eux tous seuls engrangent plus de « likes » qu’eux…
Donc il y’a un avant et un après Instagram…
Complètement ! Instagram a apporté sa propre logique à la mode. Maintenant, une collection qui ne peut pas être postée n’existe tout simplement pas !
En parallèle l’art contemporain a développé une relecture de ça, avec des performances silencieuses, des shows secrets sans téléphone par exemple… Mais c’est toujours par rapport à Instagram même si ça pose la question de son utilisation.
L’arrivée d’Internet a aussi posé la question des droits dans la mode, en gros si tu n’es pas sur Internet tu n’existes pas et tu peux être copié impunément. Les créateurs des années 90 ont dû donc revenir par différents biais (expositions, rétrospectives…) et ancrer sur Internet leur travail, parfois mal référencé auparavant, pour qu’on puisse s’en souvenir.
Mode large ou mode at large ?
La mode « at large » à laquelle je m’intéresse concerne tous les types de vêtements. La question c’est : à partir de quel moment un vêtement devient de la mode ? Pourquoi tu n’achètes pas une veste militaire dans un surplus au lieu d’aller la payer 100 fois plus cher chez un créateur qui l’a copiée ? J’essaie notamment de mettre en valeur le geste esthétique, de reconnaître la beauté des formes qui ont été créées par d’autres, en particulier avec les uniformes : de cuisine, sportifs, religieux… J’aimerais qu’on les regarde autrement, qu’on permette aux personnes qui les portent en premier de se les réapproprier plutôt que de me fier à une relecture haute couture qui les détourne de leur sens premier.
J’habite à Montreuil et je représente une gentrification bobo que je n’ai pas de mal à dénoncer par ailleurs. Donc je vais essayer de ne pas me foutre de la gueule des gens et de ne pas porter de la wax ou des nattes plaquées, qui ne seraient pas dans ma culture…
Être son propre objet d’étude : puisque tu étudies comment tout le monde s’habille, c’est pas trop l’horreur devant ta propre armoire le matin ?
C’est toujours un questionnement, et c’est vrai qu’il n’a pas de limites. Personnellement, je m’en suis fixé d’ordre ethnique et social pour ne pas tomber dans la caricature de ce que je décris. Déjà, j’habite à Montreuil et je représente une gentrification bobo que je n’ai pas de mal à dénoncer par ailleurs. Donc je vais essayer de ne pas me foutre de la gueule des gens et de ne pas porter de la wax ou des nattes plaquées, qui ne seraient pas dans ma culture…Et même si j’adore le sportswear, je ne vais pas tomber dans le total look et me balader en jogging 90s des pieds à la tête !
Les créateurs ont dû se plier à une logique du « like » mercantile, ce ne sont plus eux qui ont le pouvoir de décider ce qu’on va porter, ils ont dû également intégrer à leur système des gens qui les dérangeaient avant, comme les Kardashian ou les sœurs Hadid
Classe mode et mode de classes ?
C’est vrai que le milieu de la mode représente un « entre soi » où on aime y rester, entre soi. Mais il faut se rappeler que la mode sans l’extérieur n’existe pas ! Contrairement à l’art contemporain, elle ne se nourrit pas d’elle-même, elle s’alimente des peurs, des tensions, des phénomènes de société. Par exemple, la guerre de Yougoslavie avec le siège de Sarajevo en 1992 a ramené la mode des vestes militaires, tandis que les attentats de Paris en 2015 ont conduit à la disparition du hispter…
Ce qui a changé, c’est que cette « classe mode » a dû s’ouvrir; les créateurs ont dû se plier à une logique du « like » mercantile, ce ne sont plus eux qui ont le pouvoir de décider ce qu’on va porter, ils ont dû également intégrer à leur système des gens qui les dérangeaient avant, comme les Kardashian ou les sœurs Hadid qui sont maintenant les plus demandées par les grandes marques.
En revanche, il n’y a toujours pas de place pour la vieillesse ou la diversité : on est, encore plus qu’avant, dans l’extrême jeunesse…et dans l’extrême zapping ! Je ne connais pas d’agence de mannequins en France dédiée aux talents de plus de 30 ans !
La parisienne incarne donc le summum des codes bourgeois, et sa glorification induit une relecture en filigrane d’une France où le mélange culturel est interdit.
Le mythe de la française ou de la parisienne ?
C’est le sujet de mon livre, on a justement tendance à amalgamer les deux, on a construit une image de « Marianne mascotte » où la parisienne EST la française alors qu’il y a tellement plus de diversités en France !
Pour résumer, la parisienne doit être : blanche, mince, hétéro, avec des petits seins, les cheveux lisses, sans maquillage (en tout cas elle ne doit pas avoir l’air maquillée !) et avec un sac Chanel vintage ; donc soit elle gagne une blinde, soit sa mère avait déjà les moyens de s’habiller chez Chanel… La parisienne incarne donc le summum des codes bourgeois, et sa glorification induit une relecture en filigrane d’une France où le mélange culturel est interdit.
Le foot comme ascenseur social ?
Justement, le foot est le seul ascenseur social reconnu en France ; paradoxalement c’est pour ça qu’il suscite un dédain et peut être considéré comme « beauf » par certains. La France est l’un des seuls pays où l’arrivisme est une insulte et où la réussite doit se faire sur la pointe des pieds, voire de la langue puisque le seul accent toléré est l’accent parisien.
Beaucoup de métiers mettent le look au premier plan, le travail au second, et fabriquent de l’exclusion. J’ai rencontré une excellente avocate sortie dans les premières de sa promo qui était traitée de haut parce qu’elle disait « Bon appétit » avant de passer à table… On est dans cet ordre de choses, la Coupe du Monde a été l’exception qui confirme la règle…
Le « Paris syndrom » ?
Beaucoup de métiers parisiens sont très mondains, on doit énormément se montrer, sortir, et tu côtoies des fortunes qui ont un fantasme de Paris que tu dois remplir… Et qui exclut de ce fait pas mal de catégories sociales.
C’est comme les touristes chinois, qui ont une image de carte postale de Paris et sont très déçus d’arriver Gare du Nord ou à l’aéroport, où ils découvrent que Paris n’est pas que blanc, pas forcément nickel-impeccable, et qu’Amélie Poulain est très loin… On appelle ça le « Paris syndrom », et pour moi ça s’applique aux deux situations.
Le côté « pratique » et « bonne copine » de la presse féminine a disparu au profit d’Internet : maintenant, quand tu veux savoir comment couper ta frange, tu n’ouvres pas ton magazine, tu vas voir un tutorial sur You Tube.
Presse féminine vs femmes pressées ?
Le côté « pratique » et « bonne copine » de la presse féminine a disparu au profit d’Internet : maintenant, quand tu veux savoir comment couper ta frange, tu n’ouvres pas ton magazine, tu vas voir un tutorial sur You Tube.
Il y a donc un challenge pour les 30 ans et plus auxquels j’appartiens : on doit faire du fond, et faire le pont avec les générations suivantes. Je ne vais pas rentrer dans une compétition de coolitude avec des gens de 19 ans, qui vont mieux faire certaines choses que moi. Par contre, je vais prendre le temps de lire, d’interviewer des gens, d’aller chercher des arguments…
Il y a une familiarité horizontale des nouvelles générations qui permet de se nourrir mutuellement, de s’apporter des choses ; ça se voit bien dans la mode où les Riccardo Tisci, Demna Gvasalia… Traînent en permanence avec des gens de 20 ans, habillés comme eux, et avec qui ils échangent beaucoup.
Vogue ou Vice ?
Les deux ! Même si Vogue gagnerait parfois à se poser les questions de Vice…
Vice, c’est la fabrique de l’underground, tandis que Vogue, c’est l’entreprise du classicisme…
Ce serait intéressant que Vogue ramène les questions posées par Vice : le racisme, le sexisme, « qu’est-ce qu’une pensée queer non blanche ? » par exemple… Dans le discours dominateur qu’ils véhiculent. Vogue l’a déjà fait à certains moments clé de son histoire (les années 70 notamment ndlr).
D’ailleurs, on sent une amorce de changement chez Vogue avec l’arrivée d’Edward Enninful comme rédacteur en chef du Vogue U.K : un homme, d’origine ghanéenne, qui vient de la presse indépendante puisqu’il a été chez ID pendant 20 ans… Ou Elaine Welteroth qui a fait un super boulot au Teen Vogue américain… Il se passe des trucs à l’international, reste à voir en France comment ça va évoluer. Quand tu es Vogue, tu peux demander à n’importe qui de te parler, à Valérie Treirweiler, à Julie Gayet… L’une comme l’autre seraient TRÈS intéressantes à interviewer !
Ma règle est de ne pas me maquiller tout le temps, histoire de me souvenir de la gueule que j’ai « en vrai » !
Ta routine beauté ?
C’est bizarre on ne me la demande jamais ! Pourtant j’adore le maquillage et les produits pour cheveux, qui sont ma seule vraie coquetterie !
Je fais tout avec les huiles achetées en grands pots au supermarché : huile d’argan, huile d’olive, huile de coco… Je me démaquille avec l’une, m’hydrate avec l’autre… C’est pratique, peu cher, et facile à trouver, il n’y a pas de marketing, juste du produit, ça me convient très bien ! Je fais également un henné une fois par mois pour mes cheveux blancs.
En matière de maquillage, mon produit phare, c’est l’eye-liner liquide de chez Sephora, je peux l’appliquer dans le métro entre deux stations ! Sinon, ma règle est de ne pas me maquiller tout le temps, histoire de me souvenir de la gueule que j’ai « en vrai » (rires) !
Les nouveaux modèles de beauté ?
Ce ne sont pas tant les modèles qui sont nouveaux, plutôt les outils d’une beauté dite « photoshopée ». Les physiques qu’on célèbre restent classiques, les sœurs Kardashian ou Hadid ont des traits et un corps intemporels… En revanche la beauté Photoshop célèbre d’autres canons, notamment ceux des drag queens, et fait appel à d’autres moyens pour s’affirmer. Il y a un mélange des codes de la scène et des codes orientaux : le khôl, les sourcils, le liner… Qui d’ailleurs ne sont pas du tout ceux de la parisienne, et pour cause… Les moyen-orientales ne sont pas du tout dans ce trip-là, pour elles la parisienne n’est pas assez coiffée ni assez apprêtée, elle ne va pas leur parler… Une Bella Hadid, en revanche,oui.
Le sac plastique Celine à 500€ ou la mode peut-elle devenir eco-conscious ?
Les marques de luxe sont quand même très surveillées, j’ai moins d’inquiétudes de ce côté-là, il y a des notions de production en petites quantités et d’artisanat… En revanche quelle est leur responsabilité morale à produire des collections avec des articles en plastique, en sachant qu’ils vont être copiés par H&M et les autres géants de la fast-fashion avec des matériaux et des conditions de travail beaucoup moins réglos ?
Il n’y a pas encore de solution à 360°, même si la mode est sur le début d’une piste pour changer les choses. Pour mieux avancer, il faudrait inventer de nouveaux textiles et écrire de nouvelles histoires qui produiraient de nouveaux rêves, parce qu’à l’heure actuelle le simili-cuir ne fait toujours pas fantasmer, et la fausse fourrure demeure mal connotée…
La mode « féminisée » aux US avec des marques qui mettent en avant la diversité et l’empowerment des femmes vs en France où on est TRES en retard ?
Aux U.S, la diversité est un modèle d’émancipation, qui permet de retourner les stigmates et d’avoir cet empowerment , notamment dans le domaine de la lingerie. Là-bas, tous les choix clairement énoncés sont acceptables, c’est dans leur histoire. En France, la liberté n’a qu’un visage, c’est celui dont j’ai parlé plus haut, celui de la « parisienne ». Si tu n’y corresponds pas, tu n’es pas libre.
Tes inspirations féminines (ou non ?) / en dehors des Kardashian ?
Nabilla, elle a explosé les clichés de la « beurette », elle a poignardé son mec, une fille géniale !
Zadie Smith, elle n’est jamais loin (son livre Changing My Mind est devant elle sur la table ndlr)
Benoît Hamon, même si ce n’est pas une femme, je l’aime beaucoup !
Rokhaya Diallo
Ovidie
Didier Eribon
Ocean
Tous savent parler des femmes de façon différente, et tous m’inspirent !
Pour suivre Alice, c’est ici !
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