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Cécile Cée : « Les familles incestueuses n’existent pas sans une société qui les valide. »

Ce que Cécile sait journal de sortie d'inceste éditions marabout le bouleversant et brillant journal de sortie d'inceste interview cécile cée le prescripteur 3

« 1 enfant sur 10 est victime d’inceste en France. Cela veut dire en moyenne 3 enfants par classe. Cela signifie que nous connaissons tous des victimes d’incestes, mais aussi leurs agresseurs.» Cette réalité statistique choquante pose ce constat terrifiant : on est toutes et tous concernés par l’inceste. C’est ce que souhaite nous faire prendre conscience Cécile Cée, grâce à son livre : Ce que Cécile sait, journal de sortie d’inceste, publié aux éditions Marabout. Dans ce journal illustré (Cécile est illustratrice), l’autrice raconte non seulement sa sortie d’amnésie traumatique, l’histoire de sa famille incestueuse, mais aussi et surtout la culture de l’inceste qui gangrène notre société.

Dans la lignée d’écrits qui dénoncent, avec courage, la réalité de l’inceste – La Familia Grande de Camille Kouchner (2021), Triste Tigre de Neige Sinno (2023) – Cécile Cée frappe fort : avec pédagogie et à l’aide de nombreuses références bibliographiques, l’autrice nous invite à prendre la pilule rouge et à ouvrir les yeux… pour passer à l’action.

Une rencontre inspirante, difficile et nécessaire. Un livre à mettre urgemment entre toutes les mains.

Cécile Cée, comment a mûri l’idée de démarrer un journal illustré de sortie d’inceste ?

Le début du livre « on pense que l’inceste c’est une histoire de sexe entre un père et sa fille… » est ce que j’ai dessiné immédiatement après être rentrée de chez mon psy, lorsque j’ai décidé de le quitter. A l’époque, j’avais posté cette scène qui traite du sujet de l’inceste sur mon compte Instagram et il se trouve qu’elle avait été likée plus de 400 fois, ce qui était énorme pour mon compte qui comptait à l’époque à peine 600 abonné.es. Cela m’a surprise que cela intéresse autant les gens mais surtout, ça m’a touchée.

J’ai commencé à parler, en dessins, de mon histoire marquée par l’inceste, j’ai partagé sur mon compte Instagram l’histoire de mon frère, de ma cousine… J’avais 38 ans et je commençais tout juste à sortir d’amnésie. Le début de mon livre reprend ces dessins.

Comment es-tu sortie d’amnésie ?

C’est mon compagnon qui, un jour, m’a fait remarquée que je ne lui racontais jamais de souvenir heureux de mon enfance. Et mon histoire a commencé à remonter à la surface. Je n’allais pas bien du tout. J’ai fini par partir loin de mon fils dont j’avais du mal à m’occuper et de mon compagnon, j’ai échangé mon appareil photo contre un bateau et j’ai littéralement largué les amarres ! C’était un rêve que j’avais depuis longtemps, naviguer. Je suis partie deux mois et demi.

A mon retour, mon compte instagram avait un peu grossi. Je voulais me faire connaître en tant qu’illustratrice, arrêter la photo. Je ne pensais pas continuer les posts sur l’inceste, mais c’est une interview de Juliet Drouar, puis la lecture de son livre « La culture de l’inceste » co-dirigé avec Iris Brey qui m’a poussée à reprendre la parole sur le sujet. Ce livre conceptualise la culture de l’inceste dans les rapports familiaux et la culture : ça m’a beaucoup remuée.

Mes posts ont reçu un tel accueil, que j’ai décidé de continuer. Il a ensuite pris la forme d’un livre, sous l’impulsion de mon petit garçon qui m’a dit que je pouvais aider les gens en publiant mon journal.

Tu qualifies volontairement ton livre de journal de sortie d’inceste et non d’amnésie, pourquoi ?

Quand on parle d’amnésie, on parle de trous de mémoire. L’amnésie traumatique est tout autre chose : c’est un mélange d’absence de souvenirs réels et un mélange de ce que Judith Godrèche appelle « repeindre la chambre en rose ». J’ai toujours su que mon père était une personne problématique. Je le savais mais je ne voulais pas le savoir. Adulte, quand j’allais chez mes parents et que j’avais une interaction douloureuse avec eux, je « repeignais ma chambre en rose » une fois rentrée chez moi : je gardais enfoui ces souvenirs.

A partir du moment où j’ai compris que l’inceste était un système social qui structure la société : sortir d’inceste ne veut pas uniquement dire retrouver ses souvenirs, cela veut dire traverser le miroir comme je l’ai fait. C’est prendre la pilule rouge de Matrix et affronter la réalité.

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Ce que Cécile sait journal de sortie d'inceste éditions marabout le bouleversant et brillant journal de sortie d'inceste interview cécile cée le prescripteur
Crédit photo Cécile Cée

Le but de ton livre est extrêmement clair : tu souhaites, avec pédagogie, expliquer ce qu’est « réellement » l’inceste. Selon toi, la société en a une image incomplète, voire fausse ?

La société a une image carrément fausse de l’inceste, qui sert le système inceste lui-même. C’est comme une hydre qui se régénère en permanence.

cécile cée

Tu poses donc une définition de l’inceste dès les premières pages de ton livre :

L’inceste c’est un rapport à la vérité et au silence, c’est le nez au milieu de la figure, ça n’est jamais une histoire entre deux individus, c’est toujours une histoire de famille, de domination, de savoir qui commande et qui regarde ailleurs.

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Et c’est ainsi que tu livres ton histoire en miroir de cette définition. Ce que tu as découvert dans ta famille, c’est qu’effectivement, l’inceste la gangrenait depuis longtemps… 

Cette histoire est complètement folle. J’ai grandi avec un frère [ndlr : en réalité un demi frère que Cécile considère comme son frère] et une cousine qui sont en réalité frère et sœur [ndlr : le premier mari de sa mère a violé sa tante] : et c’était visible aux yeux de tous car ils étaient les deux seuls noirs du village – je dis noirs car c’était dans les années 80 et c’est ainsi qu’ils étaient appelés, en réalité, ils sont métisses. L’inceste est littéralement visible dans ma famille et c’est complètement fou car j’ai passé mon enfance et ma jeunesse à dire que j’avais un frère, et que ma cousine était la sœur de mon frère, mais que ce n’était pas grave !

Dès le plus jeune âge, j’ai appris à ce que le silence enveloppe tout : c’est ça, incorporer l’inceste.

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Dans ma famille, le fait même de dénoncer et nommer cette situation d’inceste n’est pas toléré. Ils trouvent que j’emmerde le monde.

Pour dénouer ce premier nœud de ton histoire, tu es allé à la rencontre de ta tante. Et tu ne t’attendais pas à ce qu’elle allait te confier…

C’est vrai. Je suis allée voir ma tante pour entendre sa version de l’histoire, je n’avais entendu que la version de ma mère. Je ne m’attendais pas à rentrer de chez elle avec un fardeau pareil. Initialement, je voulais venir à sa rencontre pour qu’elle valide l’inceste dans ma famille. Mais ça ne s’est jamais arrêté, l’histoire s’est complétée…

Ma tante ne me parle plus aujourd’hui, et j’enfreins quelque chose en parlant de son histoire. Je ne lui ai pas demandé l’autorisation. Ma cousine est le fruit de ces viols même si ma tante lui a dit que par la suite, son histoire avec le premier mari de ma mère incesteur était devenu une histoire d’amour.

Ma cousine ne peut pas entendre ce que je dis : cela remet en cause le fondement de son existence. Je ne les cite pas, et peu de personnes feront le lien pour ma tante et ma cousine, mais je leur fais violence.

Dans une histoire de révélation d’inceste, il n’y a pas de gentils et de méchants. L’inceste plonge tout le monde dans une situation qui est moche de toutes façons. Je fais violence à ma famille en révélant notre histoire, mais si je ne fais pas ça, je meurs.

cécile cée

Tu fais une distinction essentielle dans ton livre entre l’inceste et l’incestuel.

L’incestuel, c’est masquer l’inceste tout en l’exhibant, c’est un hyperparadoxe « caché-exhibé », ce qui en fait « le crime parfait ».

cécile cée

En quoi un environnement familial incestuel est parfois vécu comme pire que l’inceste par les victimes ?

Ces deux notions sont assez compliquées : quand on parle de distinction entre inceste et incestuel, c’est une distinction purement intellectuelle qui consiste à préciser au maximum les choses pour les penser. Mais ce n’est pas pour différencier deux objets différents.

Si on commence à accepter que l’inceste et l’incestuel sont différents, on est dans le narratif incestueux. Or l’un n’est pas moins grave que l’autre.

Cécile Cée

Il ne peut pas y avoir d’inceste sans incestuel, et il ne peut pas y avoir d’incestuel sans inceste. A partir du moment où tout est mis en place, l’inceste se produit bien évidemment… On a trop de témoignages aujourd’hui qui le prouvent.

Si on présente l’inceste comme un viol sur un enfant, sans penser l’incestuel qui va avec, on va dans l’exception, on ne comprends alors pas pourquoi on est tous concernés.

Tu évoques la culture de l’inceste qui gangrène nos sociétés. Comment se manifeste-t-elle ?

A l’école de mon fils, un pédo-criminel a été arrêté par la police : je suis la folle de service car j’ai dit qu’il fallait chercher les victimes. C’est du délire absolu.

cécile Cée

Dans le 15ème arrondissement à Paris, il y a une procédure en cours pour ce qu’il s’est passé à l’école Emeriau. Le bibliothécaire de l’école s’enfermait avec les enfants pour l’activité BCD, qui est l’activité « bibiliothèque » dans les écoles parisienne, et c’était sa fonction d’assurer cette activité, et il y a trente plaintes pour viols ou agressions sexuelles sur enfant contre lui. La mairie de Paris a laissé en poste le responsable qui a laissé faire.

Un autre exemple : j’ai une amie qui sort d’une secte très connue dans le 11ème arrondissement de Paris qui s’appelle LA FAMILLE. Il s’agit d’une secte fondée au 19ème siècle où les adhérents se marient entre eux, au sein de la même famille. Les enfants issues de ces unions ont des maladies dues à la consanguinité. Je le sais car ils sont soignés à Necker, et que j’y ai travaillé en tant que professeur d’arts plastiques. Il faudrait arrêter tous ces adultes incesteurs et prendre en charge ces enfants : mais non ! On les reçoit à Necker pour leur maladie, et c’est tout.

Les familles incestueuses n’existent pas sans une société qui les valide.

cécile cée

Ton livre, Cécile Cée, présente nombre de références bibliographiques, d’études, de statistiques, de citations, de travaux de psychologues : tu dézingues à raison, les travaux de Freud, qui font encore des ravages en thérapie. Freud, lui aussi, était un enfant incesté ?

Oui, c’est ce qu’avance, à raison, Bruno Clavier. Le père de Freud imposait des fellations à ses frères et sœurs. Freud a eu un cancer de la mâchoire… et il disait lui-même que ceux qui développent un cancer de la bouche ont subi des fellations dans l’enfance.

Freud a protégé les incesteurs en renonçant à sa première théorie « Neurotica » qui consistait à dire que les femmes hystériques ont été violées enfant et qu’il faut les prendre au sérieux.

cécile cée

Il y renonce très clairement dans une lettre adressée à son ami Wilhelm Fliess (lui-même incesteur…) : si on devait prendre au sérieux ce que disent les patientes hystériques, il faudrait accuser tous les pères d’agressions sexuelles… Et cela, Freud n’est pas près à l’entendre.

 « Je ne crois plus à ma neurotica car dans chacun des cas il fallait accuser en général le père de perversion, une telle généralisation de ces actes envers des enfants semble peu croyable et puis surtout il n’existe aucun indice de réalité dans l’inconscient de telle sorte qu’il est impossible de distinguer la vérité et la fiction investie d’affect. »

Extrait de la lettre de freud à Wilhelm Fliess
datée du 21 sepmtebre 1897

Quand Freud nous parle d’Œdipe, il faut en réalité y voir la validation de l’inceste.

cécile cée

D’autres informations sont frappantes dans ton livre, comme le fait que 40% des violences incestueuses sont perpétrés par des mineurs et tu t’attaques justement à cette expression qui installe la culture de l’inceste dans notre société : « le touche-pipi ». C’est essentiel pour toi qu’on cesse de banaliser ce terme ?

C’est le pire je crois : tout est parti de là pour moi. Si j’ai décidé de quitter mon psy et de commencer à dessiner mon histoire, c’est justement suite à notre désaccord sur la notion de « touche-pipi ».

Dans ma famille, mon père étant tellement problématique, c’était plus ou moins recevable que j’accuse mon père d’inceste. Mais à partir du moment où j’ai dit que ce que ma cousine, enfant, avait fait à ma sœur, était de l’inceste : c’était in-entendable. C’est là où j’ai perdu tout le monde. Car cet inceste-là, c’était le secret de polichinelle. Ma cousine et ma sœur ont voulu s’arranger toutes seules avec ça et je ne leur jette pas la pierre.

Le touche-pipi, c’est un inceste sans coupable. Et personne ne sait quoi faire avec ces enfants incesteurs.

cécile cée

Mais quand on regarde de plus près le procès de Gisèle Pélicot, les accusés ont tous vécu dans le contrôle coercitif, c’est-à-dire dans la tyrannie exercée par un chef de famille sur les femmes et les enfants. Un certain nombre a vécu des violences sexuelles…

cécile cée

Tu insistes, Cécile Cée, sur le fait qu’un enfant qui parle et qui n’est pas cru ne parlera plus avant longtemps : comment conseilles-tu d’accueillir cette parole ?

Quand les enfants parlent, c’est quelque chose de tout petit. L’enfant qui parle sait qu’il y a quelque chose de bizarre dans ce qu’il a vécu, que quelque chose ne va pas, et il va chercher l’approbation chez l’adulte référent. Il cherche à savoir si ce qu’il a ressenti est normal. Cela va souvent à l’encontre de ce que leurs interlocuteur.ices sont prêts à recevoir.

Je crois qu’on ne peut pas protéger nos enfants des violences sexuelles. En revanche, on les protège en apprenant à les écouter. En les prenant au sérieux.

Cécile cée

Comme le dit Edouard Durand, magistrat et ancien président de la Ciivise (ndlr : Commission indépendante contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), prenons au sérieux les enfants.

Commençons par exemple par protéger les enfants de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) ! Ce n’est pas possible qu’on s’en foutent à ce point.

Le titre de ton livre « Ce que Cécile sait » entre en résonnance avec ton propre nom « Cécile Cée ». Est-ce un hasard ?

Je l’ai fait exprès sans le faire exprès. « Cécile Cée » est un pseudo. Depuis toujours, je hais mon nom de famille qui commence par un C : je hais mon père depuis toujours. Quand j’étais plus jeune, j’avais un professeur de français amateur de jeux de mots et dans les marges de mes copies, je jouais avec mon nom de famille. Un jour, j’ai trouvé « Cécile Cée » et c’est un pseudo que j’ai continué d’utiliser quand je suis rentrée aux Beaux Arts de Paris. Au moment de choisir un titre pour mon livre, j’ai cette phrase qui m’est venue.

Aujourd’hui Cécile Cée, tu as fini par couper avec ta famille, une séparation douloureuse mais nécessaire. J’ai ressenti cependant une peine particulière pour ta soeur que tu considères toujours sous emprise, inconsciente de son histoire familiale. Je te sens aussi inquiète pour ses propres enfants : penses-tu que ce livre puisse être un déclic pour elle ?

Cela me touche ce que tu dis. Eh bien… je ne sais pas, je n’ai pas la réponse. Mais je pense malheureusement que je ne dois rien attendre.

On est des nettoyeurs, des circle breakers. Il y en a toujours dans les familles.

Et la lumière dans tout cela ?

La lumière, elle est de prendre au sérieux les enfants. Dieu sait qu’on ne peut pas les protéger. 1 enfant sur 5 victime d’inceste si l’on estime ceux qui ne parlent pas et ceux qui sont victimes d’amnésie : cela dit tout de notre société.

Cécile Cée

La seule chose qu’on puisse faire et qui est à la portée de toutes et tous, c’est de croire nos enfants, de leur dire que c’est très grave ce qu’iels ont vécu. Qu’iels ont raison de ne pas se sentir bien, que ce n’est pas de leur faute. Faire cela, c’est sauver ces enfants du suicide.

Ce que Cécile sait : Journal de sortie d’inceste, de Cécile Cée, aux éditions Marabout (22,90€)
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