La condition des mannequins noires est le miroir grossissant de la condition féminine noire en France : c’est le constat posé par Christelle Bakima Poundza dans son premier essai Corps Noirs paru aux éditions Les Insolentes. Dans un texte écrit à la première personne, l’autrice diplômée de l’Institut Français de la Mode, décortique les discriminations dont sont victimes les mannequins noires en France et qui font toujours système dans le milieu de la mode. Son livre cash et personnel est un appel à réinventer de manière multidimensionnelle un nouveau mode d’organisation, pour peut-être, enfin, faire société. Un livre à lire, qu’elle que soit sa couleur de peau.
Tu es passionnée de mode depuis ta tendre enfance, tu collectionnais d’ailleurs les magazines de mode. Comment expliques-tu cet amour pour la Fashion ? Y avait-il des figures autour de toi qui ont cultivé cet amour ? Ou est-ce une passion que tu t’es découverte seule ?
Je pense que c’est un peu des deux. J’ai un parrain et une marraine dont je suis très proche, et je peux dire que j’ai aussi été élevée par eux ! Ils sont belges, blancs (contrairement à mes parents) et amateurs de luxe. Mon parrain était collectionneur de montres et ma marraine appréciait s’acheter des vêtements Dior, Jean-Paul Gaultier… Mon intérêt pour la mode a démarré par eux : je ne connaissais personne d’autre qui avait ce rapport au luxe.
A l’époque, je n’y connaissais rien en créateurs de mode. J’ai commencé à me renseigner, à acheter des magazines, à regarder des défilés… Mes parents ne s’intéressaient pas spécialement à la mode, mais ils sont tous les deux originaires du Congo où il y a un rapport fort à la sape. Je pense que cela m’a nourrie plus jeune. Adolescente, j’allais à la sortie des défilés de la fashion week avec ma sœur, très grande et très belle, qui se faisait beaucoup prendre en photo avec ses street looks !
Tu signes ici ton premier essai militant : Corps Noirs. Tu n’avais pas imaginé un jour écrire un livre et encore moins sur ce sujet. Y a-t-il eu une rencontre, un événement qui a planté la petite graine de l’écriture ?
Ce qui est paradoxal, c’est que ma mère, Géraldine Ida Poundza, est autrice, et a publié trois romans autobiographiques : l’écriture fait partie de mon histoire familiale mais je ne me projetais pas en tant qu’auteur. Cela me semblait à la fois trop loin et trop proche. Lorsque j’ai rendu mon mémoire à l’Institut Français de la Mode, le jury a été particulièrement impressionné par la manière dont j’avais traité le sujet et également par la qualité d’écriture. J’avais rendu mon mémoire littéraire. Je me suis dit que je devais peut-être pousser le sujet plus loin, et c’est comme ça que l’idée d’en faire un livre qui reste s’est imposée à moi.
Dans Corps Noirs écrit à la première personne, on peut lire dès ses premières pages : « Comme toutes les personnes non-blanches qui ont grandi en France et qui ont parcouru cette presse [mode], j’ai appris à me trouver sans me voir. » : tu fais ici référence au fait que sur les 380 magazines de mode que tu as collectionnés, seulement 12 présentaient une femme noire en couverture… Avais-tu conscience, plus jeune, de cette absence de la femme noire dans les magazines de mode ?
Je voyais leur absence mais c’était le cas partout : dans mes livres, à la télévision… Je me disais « C’est comme ça », je n’avais pas connu le monde autrement, et je ne le questionnais pas plus jeune. J’ai vraiment commencé à prendre conscience du pourquoi au début de ma vingtaine, lorsque j’ai commencé à voyager à l’étranger. Je pense qu’avant cela, je préférais ne pas me poser de questions.
Ton essai s’intéresse aux mannequins noires et la place qui leur est faite dans la société française. Avais-tu peur de t’attaquer à ce sujet hautement sensible du racisme systémique dans ce milieu ?
Oui, j’ai eu peur d’aborder ce sujet dans Corps Noirs ! J’avais vraiment envie de le faire, mais pour être très honnête,
Et puis je me suis rassurée en me disant que d’autres l’avaient fait avant mois et n’en étaient pas morts ! Et surtout j’ai demandé conseils à des autrices noires de mon âge qui n’avaient pas spécialement traité la question du racisme, mais qui avaient tout de même subi des remarques. Elles m’ont rassurée et conseillé sur la manière de communiquer autour de mon livre, quels interlocuteurs choisir… Mon sujet appelle à la précaution.
Corps Noirs, de Christelle Bakima Poundza, éditions Les Insolentes (22€)
En quoi, selon toi, la condition des mannequins noires en France est « le miroir grossissant de la condition féminine noire en France » ?
Je m’en suis rendue compte, au fur et à mesure de mon enquête, au travers de mes entretiens avec les mannequins noires Lea Luzi, Karly Loyce et Anaïs Mali notamment.
Il y a eu beaucoup de silences durant ces entretiens , et j’ai réalisé que je les comprenais tous : je me suis prise une claque. Je comprenais ces moments de « blancs » car j’étais aussi, une femme noire, je n’avais pas besoin d’être mannequin pour vivre des situations similaires aux leurs.
Moi aussi j’ai entendu des « Désolée », lorsqu’on m’annonçait que je n’étais pas retenue pour un job, sans que la raison ne soit explicitée : c’est très violent car on comprend. Je me souviens avoir vécu ce genre d’expérience lorsque j’avais postulé à un job d’été de vendeuse chez Hollister (j’ai réalisé par la suite qu’ils ne recrutaient que de très jeunes filles blanches).
Dans la mode, on peut difficilement s’insurger contre les discriminations raciales parce que ce sont les règles du jeu actuel.
Dans la société, le racisme est reconnu comme un délit, plus de pincettes vont être prises car on ne veut surtout pas être traité de raciste. En revanche, sur un shooting de mode, c’est complètement accepté d’entendre « on ne peut pas s’occuper de tes cheveux crépus, tu peux le faire en amont ? », ou encore « C’est une campagne hiver, donc on ne veut pas de mannequins noires, ça ne marche pas. », ou « tu peux me faire un sourire d’africaine ? ».
Corps Noirs consacre un chapitre à l’icône et Top Model Naomi Campbell : qu’incarne-t-elle à tes yeux ?
Naomi Campbell est la première mannequin noire d’envergure que j’ai connue. Dans l’histoire, elle a été la première à atteindre beaucoup de choses qui n’avaient pas été réalisées par des femmes comme elle avant elle. L’une des premières à accéder au rang d’icône, de star, de célébrité… et d’une longévité unique ! Lui consacrer un chapitre me paraissait évident, même si, pour être sincère, j’étais plutôt fan de Kate Moss, qui avait une bien meilleure image médiatique ! (rires)
Mais bon, on me disait souvent « Tu dois adorer Naomi Campbell », comme si le fait d’être noire faisait de moi forcément sa fan (tout comme d’ailleurs on me disait que ma Spice Girls préférée devait forcément être Mel B…). Quoi qu’il en soit, en commençant à m’intéresser à son parcours, et sans la défendre coûte que coûte, j’ai découvert une femme bien plus complexe que ce que l’on imagine.
Lorsqu’elle a commencé à prendre la parole au début des années 1990, au même moment où elle construisait petit à petit ce statut de supermodel, la presse et l’industrie ont commencé à ne plus la trouver aussi cool et douce qu’avant. Quand elle déclarait n’être pas suffisamment payée par rapport à ce qu’elle rapportait pour les marques, on disait d’elle qu’elle était arrogante.
Ce chapitre traite aussi de la rivalité féminine cultivée par l’industrie. Même si Naomi a trouvé quelques soutiens, cela n’a pas empêché l’industrie de la mettre en compétition avec d’autres femmes, et d’autres femmes noires ! Certains se permettaient d’appeler une nouvelle arrivante « la nouvelle Naomi ». C’est le cas de Tyra Banks notamment, créant une rivalité de toutes pièces.
Parmi les témoignages que tu retranscris à la fin de ton essai, on trouve celui, sans filtre et poignant, d’Anaïs Mali, qui dénonce les expériences racistes qu’elle a connues dans sa carrière. Elle pointe également le non professionnalisme de la France et plus largement de l’Europe en matière d’accompagnement des carrières des mannequins noires, contrairement aux Etats-Unis. Son témoignage t’a-t-il surpris ?
C’est un des entretiens dont je me souviendrai tout ma vie. C’est fou qu’elle dise les choses aussi franchement : elle est très à l’aise avec la personne qu’elle est devenue, elle n’a pas peur de faire des vagues. Là où son témoignage m’a étonnée, c’est que je ne pensais pas que le gap de professionnalisme était aussi élevée entre les Etats-Unis et Paris. Mais il est vrai qu’historiquement, les agences de mannequins américaines créent des mannequins avec du PR et de l’entertainment. En France, les marques n’ont pas intérêt à le faire, car ce qui compte, c’est les marques et pas les personnes qui les incarnent. Ce n’est pas un jugement de valeur de ma part : certaines mannequins préfèrent ne pas être médiatisées, mais il vaut mieux le savoir quand on choisit ce type de carrière.
Le titre de ton essai est fort « Corps Noirs » : souhaitais-tu humaniser ce qui a été déshumanisé ?
Oui tout à fait. Pour être honnête, c’est une idée de mon agent et je me suis sentie alignée avec ce titre. J’ai eu un doute quand une journaliste américaine a twitté l’année dernière un message disant qu’il fallait arrêter d’écrire des articles sur « les corps noirs ». Que c’était déshumanisant. Mais justement, avec ce titre, j’ai eu envie de me réapproprier ce corps, et d’aller plus loin. C’est aussi pour cela que la couverture présente un collage de mannequins et de femmes noires importantes.
Justement, la couverture de ton livre est une création personnelle : peux-tu la décrypter avec nous ?
C’est un collage d’images de magazines que j’ai chez moi, il fait 2 mètres par 1 mètre, et qui a été retravaillé par Marthe Nachtman, la graphiste de mon livre, en illustrations pour des questions de droits. Je pratique le collage depuis petite. Le fait de collectionner des magazines, et d’en avoir en double pour pouvoir les déchirer m’a permis de faire plein de collages dans ma chambre. Je voulais une couverture qui parle à tout le monde, et qu’on saisisse par l’image mon sujet. J’ai conscience que tout le monde n’aime pas forcément lire, et encore moins des essais sur le féminisme et le racisme. Par la couverture, j’ai souhaité inviter le plus grand nombre à me lire.
A droite de l’image, on peut apercevoir le collage qui a servi pour l’illustration de la couverture de CORPS NOIRS | Crédit photo : Christelle Bakima Poundza par Coralie Sapotille
Tous les propriétaires de ton livre auront le plaisir de se voir offrir une NFT… De quoi s’agit-il ?
Il se trouve que je travaille dans une boîte qui fait du Web3 [ndlr : le Web3 ou Web 3.0 est un terme utilisé pour désigner l’idée d’un web décentralisé exploitant la technologie des chaînes de blocs (blockchain)] et j’avais envie d’offrir aux lecteurs une NFT (non-fungible token), en français un jeton non fongible (JNF). Il s’agit d’un objet informatique (un jeton) suivi, stocké et authentifié grâce à un protocole de chaîne de blocs (blockchain), auquel est rattaché un identifiant numérique, ce qui le rend unique et non fongible. En d’autres termes, j’offre un contenu exclusif via un QR Code, qui ne peut être copié et qui appartient exclusivement aux lecteurs. Dans ce contenu, on peut trouver tout un texte sur ce que j’ai voulu faire artistiquement autour de ce livre, il y a aussi le vocal que j’ai enregistré lorsque j’ai terminé d’écrire mon essai. Sans m’en rendre compte, j’ai fondu en larmes, car l’écriture a été très éprouvante, c’est dur d’écrire ces choses violentes… J’ai aussi fait une playlist car chaque chapitre de mon essai est introduit par un extrait de chanson… Mon idée était surtout de partager au maximum la démarche autour de mon livre, qu’il s’expose le plus largement possible et bénéficient à d’autres personnes que moi.
Ton livre est un appel à changer la mode : on commence par quoi ?
Il faut commencer par dire les choses.
Corps Noirs, de Christelle Bakima Poundza, éditions Les Insolentes (22€)
Crédit photo couverture : Coralie Sapotille